Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
L’ÉPOPÉE VAROISE DU PHOCÉA
Ex-propriété de Bernard Tapie, il a coulé en Malaisie Les « artisans » de sa construction à Toulon racontent
Le week-end dernier, on a appris que le Phocéa avait coulé au large de la Malaisie. Avant d’être racheté par Bernard Tapie dans les années 1980, ce quatre-mâts fut le bateau de course du navigateur Alain Colas. Baptisé Club Méditerranée àson lancement à Toulon en 1976, on vous raconte l’histoire oubliée d’un rêve un peu fou, devenu réalité
« Ce voilier était fait pour gagner la Transat »
Michel Bigoin, l’architecte du Club Méditerranée et l’artisan de sa renaissance des années plus tard sous la forme du Phocéa, revient sur ce voilier hors normes qui fut l’oeuvre de sa vie.
À 90 ans, l’architecte naval marseillais qui, soixante-dix ans durant, dessina une multitude de bateaux, n’a gardé aucune de ses archives. « Je les ai toutes données au Musée national de la Marine », confie-t-il. Mais, il n’a rien oublié de l’extraordinaire aventure que furent la conception et la construction du Club Méditerranée, un quatre-mâts de 70 mètres avec lequel Alain Colas s’aligna au départ de la Transat 1976.
Comment est né le projet Club
Méditerranée ?
Ma première rencontre avec
Alain Colas s’est passée à la Société nautique de Marseille, pendant la Semaine nautique internationale de la
Méditerranée de . C’est Gaston Defferre, le maire de l’époque, dont j’avais modifié avec succès le voilier de course Palynodie II, qui nous a présentés. Alain Colas, qui avait remporté la Transat en à bord de Manureva, l’ex-Pen Duick IV
d’Éric Tabarly, souhaitait un monocoque d’une cinquantaine de mètres, équipé de trois mâts pour l’édition suivante. L’idée de départ était de concevoir un voilier plus long et plus toilé que le Vendredi XIII de Jean-Yves Terlain qui mesurait déjà mètres.
Un voilier de cette taille pour une course en solitaire ! Vous ne l’avez pas pris pour un fou ? Absolument pas. C’est même moi qui lui ai proposé un voilier aux dimensions encore plus grandes : une coque de mètres de long et m de large, équipée non pas de trois, mais de quatre mâts ! Alain Colas, qui m’avait glissé « si tu entends parler d’un projet plus grand, je veux mètres de plus en longueur », n’a pas hésité. Bien entendu, après son accident en mai , on a apporté quelques modifications pour qu’Alain, handicapé par sa jambe droite, puisse manoeuvrer le bateau en solitaire. On a notamment ramené la voilure de m à m, en choisissant d’installer des focs bômés.
À l’idée de dessiner un tel bateau, vous, dont le plus grand bateau jusque-là n’atteignait pas les mètres, n’avez pas été pris de vertige ? Le challenge était de taille, c’est vrai. Mais je l’ai accepté à condition qu’on puisse réaliser des essais en bassin de carène et en soufflerie. Une maquette au /e – mètres de long, quand même ! – a donc été fabriquée. Et les premiers résultats m’ont conforté dans mes choix. Parlant d’une « coque exceptionnelle », le directeur du bassin de carène m’a même affirmé que le bateau n’aurait aucun mal à atteindre les noeuds et même plus.
Vous n’étiez pas encore trop connu dans le milieu de la course au large. Avoir été choisi par Alain Colas ne vous a pas étonné ?
Je vous rappelle que j’avais déjà dessiné Pen Duick V, un sloop révolutionnaire, le premier voilier à disposer de ballasts, avec lequel Éric Tabarly a gagné la première
transpacifique. Et pour la petite histoire, Éric Tabarly, visiblement satisfait de notre première collaboration, m’avait sollicité pour dessiner Pen Duick VI, avant de choisir un plan signé André Mauric.
Pourquoi avoir choisi de faire construire le Club Méditerranée par la DCAN de Toulon, un chantier militaire ?
Le choix du chantier a été un vrai problème. Aucun chantier civil ne semblait en effet en mesure de construire un tel bateau dans les délais. Et puis finalement, un jour je reçois un appel téléphonique de l’ingénieur en chef Jean Papon m’annonçant que la DCAN à Toulon pouvait construire le Club Méditerranée. Seul obstacle : obtenir le feu vert du ministère de tutelle de DCAN. Gaston Defferre a vite réglé le problème.
La construction « quille en l’air » ne passait pas inaperçue sur les bords de la rade de Toulon.
En fait, on n’a pas eu trop le choix. Avec un tirant d’eau de cinq mètres, on ne pouvait pas faire autrement en raison de la faible profondeur au niveau de la cale de construction dans l’arsenal du Mourillon. La construction « à l’envers » s’est par ailleurs avérée plus facile.
Une fois le lancement effectué le février , il a fallu retourner la coque à l’aide de câbles et de tonnes de flotte. L’opération s’est déroulée dans l’un des bassins Vauban. Pour l’anecdote : en se retournant, le bateau a généré une vague qui a aspergé les spectateurs placés sur l’un des bords du bassin.
Avec de telles performances, le
Club Méditerranée était conçu pour gagner la Transat. Comment expliquez-vous que la victoire lui ait échappé ? Pendant la construction du voilier, les relations étaient quelque peu compliquées avec Alain Colas. Ce dernier a imposé tout un tas de modifications pour lesquelles je n’étais pas d’accord. Et notamment la mise en place de drisses de secours fixées sur des anneaux en tête de mâts. C’est sur ces mêmes anneaux métalliques que les drisses ont frotté et se sont cassées les unes après les autres. C’est à cause de ça qu’Alain Colas a perdu la course. Une défaite qui n’a pas été sans conséquence pour moi. Après cet échec, mon activité d’architecte naval a été au creux de la vague.
Jusqu’à la naissance du Phocéa qui a complètement effacé le
Club Méditerranée de la mémoire collective ?
Le charter à Tahiti n’a pas fonctionné. Les aménagements du voilier n’étaient pas assez bien pour commercialiser le bateau auprès de la clientèle des hôtels du Club Méditerranée. Après la disparition d’Alain Colas, le bateau a été laissé à l’abandon pendant plusieurs années. Jusqu’au jour où je reçois un coup de téléphone de la secrétaire de Bernard Tapie me demandant si le Club Méditerranée était à vendre. En voyant l’état du bateau, Bernard Tapie a hésité, mais il m’a fait confiance. Avec des moyens et du temps – le chantier du Phocéa m’a demandé quatre ans – on a fait du Club Méditerranée, dont on a gardé % des tôles d’origine, ce yacht de luxe que tout le monde connaît.
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Le challenge était de taille”
Un mot sur la fin tragique fin du « grand voilier » comme vous l’appelez ?
Le bateau a coulé. Il est foutu. Mais ce n’est pas un deuil pour moi dans la mesure où il ne ressemblait plus au Phocéa que j’avais dessiné. Après son rachat par Mouna Ayoub en , le bateau a été considérablement transformé, alourdi. Et puis, c’est sous le nom d’Enigma qu’il a coulé.