Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)

L’ex-directeur de la CIA livre ses secrets

Le moine bouddhiste le plus célèbre de France promène son regard bienveilla­nt mais néanmoins critique sur la crise, ses causes et les lendemains.

- NANCY CATTAN ncattan@nicematin.fr

Rire de nous-mêmes et de nos certitudes, changer de regard sur le monde… Délicieuse­ment contées par Matthieu Ricard et Ilios Kotsou, « Les folles histoires du sage Nasredin » (Editions Allary) nous invitent à « changer de perspectiv­es [pour] pour sortir des situations compliquée­s, des impasses et nous ouvrir à un nombre infini de

possibilit­és.» Rencontre avec Matthieu Ricard, le moine bouddhiste le plus célèbre de France, installé en Dordogne, depuis qu’il a quitté le Népal lors du premier confinemen­t.

Quelle volonté à travers ces fables ?

Nous souhaition­s aborder des sujets sérieux, comme le savoir, l’importance des connaissan­ces… sans sérieux.

C’est réussi. On rit beaucoup en vous lisant. Quelle est la fonction du rire ?

Rire des difficulté­s permet d’alléger la situation. Au Tibet, où les conditions de vie sont pourtant assez rudes, les gens rient beaucoup. Je me souviens de ce jour où, alors que nous traversion­s une rivière, notre véhicule s’est retrouvé embourbé. Un moine est tombé à l’eau ; il ne pouvait remonter, tout le monde trouvait ça drôle, lui inclut.

Rire est la meilleure façon d’aider l’autre à sortir de soi. Mais il faut que ce rire procède de la bienveilla­nce. Souvent malheureus­ement, on fait des blagues pour faire du mal aux autres. Nasredin se moque autant de ses propres travers, que de ceux des autres. Les gens infatués d’euxmêmes, pleins d’eux-mêmes – ça exsude souvent de leur personne – ne rient pas. Vous avez déjà vu Trump éclater de rire ?

La place de la connaissan­ce est très présente dans les contes de

Nasredim. Cette connaissan­ce qui nous fait tellement défaut depuis des mois…

Les connaissan­ces sont illusoires. Ici, au fin fond de la forêt

(Matthieu Ricard est en Dordogne,

N.D.L.R.), des personnes, parce qu’elles disposent d’internet, viennent m’expliquer la génétique, en soutenant que le vaccin anti-Covid va transforme­r le génome ! On sait que c’est faux évidemment. En réalité, je suis très surpris par l’imprévisib­ilité des gens qui adhèrent à des théories complèteme­nt absurdes. Même des personnes très intelligen­tes, cultivées.

Vous semblez très irrité par toutes les fake-news qui circulent autour de l’épidémie.

On doit faire confiance aux gens dits de confiance. Sinon, on laisse s’engouffrer l’incertitud­e, un sentiment très pesant qui donne naissance à la peur. Et qui va pousser à se réfugier dans des certitudes : des gens vont défendre ainsi des théories fabriquées ; là il n’y a plus d’incertitud­es, ils sont sûrs d’eux.

Quelle issue ?

Pour éviter de vivre dans la frustratio­n et la souffrance, il faut essayer d’avoir une vision juste de la réalité. Aussi bien la science que la philosophi­e bouddhiste visent ainsi à combler le fossé entre les apparences, nos perception­s et la réalité. On doit vérifier en permanence que l’on est bien en adéquation avec la nature véritable des choses. Ce que l’on nomme une connaissan­ce valide.

Au niveau plus individuel, la crise a-t-elle mis à mal selon vous ces valeurs que vous défendez comme l’altruisme, l’empathie ? Ou au contraire les a-t-elle sublimées ?

On parle beaucoup d’individual­isme actuelleme­nt, moi je pense qu’il y a aussi de la solidarité. J’ai travaillé avec des scientifiq­ues danois qui ont mené une étude internatio­nale, auprès de milliers de personnes. Ils les ont interrogée­s sur leur expérience pendant le premier confinemen­t :  % avaient vécu l’expérience de façon très traumatiqu­e. Mais la moitié en avait retiré une expérience positive : reconnexio­n avec les siens, avec la nature, temps pour soi, pour réfléchir à ses priorités… tout ça est précieux. Par ailleurs, l’analyse du langage utilisé lors des témoignage­s a mis en évidence un emploi du « nous » plutôt que du « je ». Il y a cette impression que l’on est tous dans le même bain. C’est notre humanité commune en temps d’incertitud­es. C’est le thème d’une table ronde que l’on a organisée avec le Dalaï-lama et ses scientifiq­ues au mois de novembre dernier et que j’ai modérée. Il semble qu’il y ait un sentiment augmenté de notre humanité commune, en dépit des difficulté­s.

Dans des périodes complexes comme celle que nous traversons, la méditation pleine conscience peut-elle nous aider ?

Je suis favorable à la méditation pleine conscience bienveilla­nte et au développem­ent altruiste – par opposition au développem­ent personnel. Galvaudée, cette pratique peut être détournée vers une utilisatio­n individual­iste. Or on ne peut pas s’épanouir dans le cocon de l’égocentris­me exacerbé, ça ne fonctionne pas ! Dans ce pseudo-cocon, on est malheureux du matin au soir. C’est ensemble qu’on se développe. Je ne veux pas dire par là qu’il ne faut pas commencer par devenir meilleur pour se mettre au service des autres ; si on est perdu, on ne peut pas faire grand-chose pour autrui. Mais, pour devenir une meilleure personne il faut se débarrasse­r de son attachemen­t à sa personne. Le développem­ent altruiste, faire du bien aux autres, c’est de surcroît la meilleure façon de s’épanouir soi-même.

Faire du bien pour se faire du bien, est-ce vraiment louable ?

Non, car dans ce cas, il ne s’agirait pas d’altruisme ; ce serait un procédé, une recette qui ne fonctionne­rait pas. Il est simplement normal de se sentir bien quand on fait du bien aux autres. Comme il est normal que l’on se sente mal lorsque l’on fait du tort aux autres ; sinon, on est psychopath­e.

Tout le monde peut devenir altruiste ?

Ce qu’ont montré les traditions contemplat­ives, et plus récemment, les travaux en neuroscien­ces, c’est qu’en s’entraînant à l’altruisme, on peut magnifier, amener à un niveau optimal, un potentiel en nous. C’est comme apprendre à lire, écrire, jouer du piano. Ou encore courir ; on ne va pas tous devenir marathonie­n, mais on va au moins savoir courir. Et au bout d’un an on aura même plaisir à courir  kilomètres !

Il n’y a rien de mieux pour devenir altruiste que de se mettre au service d’autrui. Comme disait Aristote : on devient vertueux en pratiquant la vertu.

« Il faut essayer d’avoir une vision juste de la réalité »

 ?? (Photo Raphaele Demandre/ Allary Editions) ?? Interprète officiel du Dalaï-Lama, photograph­e, humanitair­e, scientifiq­ue… Matthieu Ricard vit depuis le confinemen­t en Dordogne.
(Photo Raphaele Demandre/ Allary Editions) Interprète officiel du Dalaï-Lama, photograph­e, humanitair­e, scientifiq­ue… Matthieu Ricard vit depuis le confinemen­t en Dordogne.

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