Var-Matin (Brignoles / Le Luc / Saint-Maximin)
L’ex-directeur de la CIA livre ses secrets
Le moine bouddhiste le plus célèbre de France promène son regard bienveillant mais néanmoins critique sur la crise, ses causes et les lendemains.
Rire de nous-mêmes et de nos certitudes, changer de regard sur le monde… Délicieusement contées par Matthieu Ricard et Ilios Kotsou, « Les folles histoires du sage Nasredin » (Editions Allary) nous invitent à « changer de perspectives [pour] pour sortir des situations compliquées, des impasses et nous ouvrir à un nombre infini de
possibilités.» Rencontre avec Matthieu Ricard, le moine bouddhiste le plus célèbre de France, installé en Dordogne, depuis qu’il a quitté le Népal lors du premier confinement.
Quelle volonté à travers ces fables ?
Nous souhaitions aborder des sujets sérieux, comme le savoir, l’importance des connaissances… sans sérieux.
C’est réussi. On rit beaucoup en vous lisant. Quelle est la fonction du rire ?
Rire des difficultés permet d’alléger la situation. Au Tibet, où les conditions de vie sont pourtant assez rudes, les gens rient beaucoup. Je me souviens de ce jour où, alors que nous traversions une rivière, notre véhicule s’est retrouvé embourbé. Un moine est tombé à l’eau ; il ne pouvait remonter, tout le monde trouvait ça drôle, lui inclut.
Rire est la meilleure façon d’aider l’autre à sortir de soi. Mais il faut que ce rire procède de la bienveillance. Souvent malheureusement, on fait des blagues pour faire du mal aux autres. Nasredin se moque autant de ses propres travers, que de ceux des autres. Les gens infatués d’euxmêmes, pleins d’eux-mêmes – ça exsude souvent de leur personne – ne rient pas. Vous avez déjà vu Trump éclater de rire ?
La place de la connaissance est très présente dans les contes de
Nasredim. Cette connaissance qui nous fait tellement défaut depuis des mois…
Les connaissances sont illusoires. Ici, au fin fond de la forêt
(Matthieu Ricard est en Dordogne,
N.D.L.R.), des personnes, parce qu’elles disposent d’internet, viennent m’expliquer la génétique, en soutenant que le vaccin anti-Covid va transformer le génome ! On sait que c’est faux évidemment. En réalité, je suis très surpris par l’imprévisibilité des gens qui adhèrent à des théories complètement absurdes. Même des personnes très intelligentes, cultivées.
Vous semblez très irrité par toutes les fake-news qui circulent autour de l’épidémie.
On doit faire confiance aux gens dits de confiance. Sinon, on laisse s’engouffrer l’incertitude, un sentiment très pesant qui donne naissance à la peur. Et qui va pousser à se réfugier dans des certitudes : des gens vont défendre ainsi des théories fabriquées ; là il n’y a plus d’incertitudes, ils sont sûrs d’eux.
Quelle issue ?
Pour éviter de vivre dans la frustration et la souffrance, il faut essayer d’avoir une vision juste de la réalité. Aussi bien la science que la philosophie bouddhiste visent ainsi à combler le fossé entre les apparences, nos perceptions et la réalité. On doit vérifier en permanence que l’on est bien en adéquation avec la nature véritable des choses. Ce que l’on nomme une connaissance valide.
Au niveau plus individuel, la crise a-t-elle mis à mal selon vous ces valeurs que vous défendez comme l’altruisme, l’empathie ? Ou au contraire les a-t-elle sublimées ?
On parle beaucoup d’individualisme actuellement, moi je pense qu’il y a aussi de la solidarité. J’ai travaillé avec des scientifiques danois qui ont mené une étude internationale, auprès de milliers de personnes. Ils les ont interrogées sur leur expérience pendant le premier confinement : % avaient vécu l’expérience de façon très traumatique. Mais la moitié en avait retiré une expérience positive : reconnexion avec les siens, avec la nature, temps pour soi, pour réfléchir à ses priorités… tout ça est précieux. Par ailleurs, l’analyse du langage utilisé lors des témoignages a mis en évidence un emploi du « nous » plutôt que du « je ». Il y a cette impression que l’on est tous dans le même bain. C’est notre humanité commune en temps d’incertitudes. C’est le thème d’une table ronde que l’on a organisée avec le Dalaï-lama et ses scientifiques au mois de novembre dernier et que j’ai modérée. Il semble qu’il y ait un sentiment augmenté de notre humanité commune, en dépit des difficultés.
Dans des périodes complexes comme celle que nous traversons, la méditation pleine conscience peut-elle nous aider ?
Je suis favorable à la méditation pleine conscience bienveillante et au développement altruiste – par opposition au développement personnel. Galvaudée, cette pratique peut être détournée vers une utilisation individualiste. Or on ne peut pas s’épanouir dans le cocon de l’égocentrisme exacerbé, ça ne fonctionne pas ! Dans ce pseudo-cocon, on est malheureux du matin au soir. C’est ensemble qu’on se développe. Je ne veux pas dire par là qu’il ne faut pas commencer par devenir meilleur pour se mettre au service des autres ; si on est perdu, on ne peut pas faire grand-chose pour autrui. Mais, pour devenir une meilleure personne il faut se débarrasser de son attachement à sa personne. Le développement altruiste, faire du bien aux autres, c’est de surcroît la meilleure façon de s’épanouir soi-même.
Faire du bien pour se faire du bien, est-ce vraiment louable ?
Non, car dans ce cas, il ne s’agirait pas d’altruisme ; ce serait un procédé, une recette qui ne fonctionnerait pas. Il est simplement normal de se sentir bien quand on fait du bien aux autres. Comme il est normal que l’on se sente mal lorsque l’on fait du tort aux autres ; sinon, on est psychopathe.
Tout le monde peut devenir altruiste ?
Ce qu’ont montré les traditions contemplatives, et plus récemment, les travaux en neurosciences, c’est qu’en s’entraînant à l’altruisme, on peut magnifier, amener à un niveau optimal, un potentiel en nous. C’est comme apprendre à lire, écrire, jouer du piano. Ou encore courir ; on ne va pas tous devenir marathonien, mais on va au moins savoir courir. Et au bout d’un an on aura même plaisir à courir kilomètres !
Il n’y a rien de mieux pour devenir altruiste que de se mettre au service d’autrui. Comme disait Aristote : on devient vertueux en pratiquant la vertu.
« Il faut essayer d’avoir une vision juste de la réalité »