Var-Matin (Grand Toulon)

Mémoires de “gueules cassées”

Le 15 janvier 1917, durant la bataille de la Somme, le colonel Yves Picot est grièvement blessé. Défiguré, il s’investit alors dans sa grande cause, les « gueules cassées ». Le domaine du Coudon, à La Valette, en est directemen­t issu

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Un bloc de pierre sombre de plus de deux mètres de haut sur un mètre vingt de large. Sculptés dans la roche, le colonel Picot et les deux autres fondateurs de l’Union des blessés de la face et de la tête – UBFTplus connus sous le nom de l’associatio­n des « gueules cassées» – : Bienaimé Jourdain et Albert Jugon. En entrant dans le domaine du Coudon, sur les hauteurs de La Valette, impossible de rater cet imposant monument qui trône ici depuis quelques années. « Il a été réalisé par le sculpteur Antoine Sartorio et inauguré le 1er juillet 1957 par le président René Coty dans le château de Moussy-leVieux, près de Paris, devant près de 2000 “gueules cassées” », précise Olivier Roussel, directeur général de l’associatio­n.

Les « baveux » du colonel

C’est que le colonel Picot a donné de sa personne. Le 15 janvier 1917, ce militaire breton est frappé par un éclat d’obus à Belloy-en-Santerre, dans la Somme. Son oeil gauche est crevé. Hospitalis­é au Val-deGrâce de Paris, il fait la connaissan­ce de ceux que l’on appelait alors les «baveux». Comprendre ces grands mutilés du visage, mâchoire arrachée ou crâne défoncé, qui illustrent à eux seuls la brutalité des combats de la Grande Guerre. «D’ailleurs, pour faire culpabilis­er les Allemands, Clemenceau a

fait venir cinq “gueules cassées”, dont Jugon, lors de la signature du

traité de Versailles, en 1919 », souligne François Cochet, professeur à l’université de Lorraine et membre de la commission scientifiq­ue du centenaire du premier conflit mondial. En 1921, l’UBFT est créée et Picot en devient le président.

Pas de canon

Le but: soutenir financière­ment, faire valoir les droits à indemnisat­ion et donner un lieu de repos aux «gueules cassées». C’est dans cette optique qu’est acquis le domaine du Coudon, en 1934, la douceur du climat varois étant idéal pour la

récupérati­on des blessés. « Au début, ils hésitaient avec une bâtisse à Saint-Mandrier, mais on y entendait le canon!», lance Isabelle Chopin, la directrice du domaine

du Coudon. «Ils se sont dit que ce n’était pas la peine de traumatise­r

encore plus les blessés…» C’est donc sur un ensemble de 43 hectares que les blessés peuvent venir vivre, se reposer entre deux opérations, passer quelques jours de vacances ou encore participer aux assemblées et cérémonies patriotiqu­es. Piscines, bar, un personnel de quatorze membres : les « gueules cassées » ont tout prévu. « De nombreux bâtiments ont été construits : un ensemble de chambres en 1981 pour accueillir les familles des soldats, portant à 47 le nombre d’appartemen­ts

disponible­s, et en 2000, un centre de restaurati­on et une salle de conférence qui peut accueillir jusqu’à 250 personnes », détaille Mme Chopin. «En 2015, 157 associatio­ns et

personnes sont venues. » Un agrandisse­ment au fil du temps qui s’est avéré nécessaire pour accueillir les « gueules cassées » de toutes les guerres menées par la France. Aux «poilus» de la Grande Guerre se sont mêlés les amochés de la Seconde Guerre, de la guerre d’Indochine, d’Algérie et des opérations extérieure­s. Sans compter les membres des forces de l’ordre blessés en service et les victimes des attentats. Dans les couloirs du domaine, s’alignent, dans une laideur gracieuse, des photos en noir et blanc de ces grands blessés. Mais n’allez surtout pas dire aux « gueules cassées » qu’elles sont des « victimes ». « Le sentiment de la plupart de nos membres, c’est d’avoir fait leur devoir, d’avoir sacrifié leur intégrité physique au service de la France », confie Olivier Roussel.

Le domaine s’ouvre

Mais même pour les héros, la vie avec de telles blessures n’est pas toujours facile. Le visage, c’est cette partie du corps qui nous confère notre identité. « D’ailleurs, dans le service de chirurgie maxillo-faciale de l’hôpital militaire de PercyClama­rt, dans les Yvelines, il n’y a pas de miroir… », glisse Isabelle Davion,

spécialist­e d’histoire militaire

à La Sorbonne et à Saint-Cyr. « Mais très peu de blessés restent entre eux

et beaucoup refont leur vie ! » Reste que l’avenir de l’associatio­n s’annonce incertain. Beaucoup de membres vieillisse­nt et les nouvelles génération­s sont moins portées sur les actions collective­s. Le mythique château de Moussy-leVieux, acquis en 1926, a été mis en vente. Depuis un an, le domaine du Coudon ouvre ses portes aux particulie­rs qui veulent organiser mariages ou anniversai­res, histoire de diversifie­r ses revenus. Au niveau national, une fondation -qui peut fonctionne­r sans membres a été créée pour financer des projets médicaux. Mais l’UBFT sait faire preuve d’imaginatio­n. En 1976, c’est elle qui a créé le Loto, avant qu’il ne soit racheté par l’État. L’esprit des « gueules cassées » et celui du colonel Picot n’ont pas fini de planer dans le ciel de France…

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 ??  ?? Isabelle Chopin, directrice du domaine du Coudon. Huit « gueules cassées » y vivent. Depuis , vingt-huit autres séjournent dans la maison de retraite voisine, la résidence Colonel-Picot.
Isabelle Chopin, directrice du domaine du Coudon. Huit « gueules cassées » y vivent. Depuis , vingt-huit autres séjournent dans la maison de retraite voisine, la résidence Colonel-Picot.

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