Var-Matin (Grand Toulon)

« Ils sont les oubliés de l’Histoire »

Sophie Delaporte, maître de conférence­s à l’université de Picardie et auteur de l’ouvrage « Gueules cassées de la Grande Guerre» (Agnès Viénot Editions, 2004)1

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Enseignant la médecine, la psychologi­e et l’histoire à Amiens, Sophie Delaporte est la première chercheuse à s’être penché en profondeur sur le phénomène des « Gueules cassées ». Entretien.

Qu’est-ce qui fait la spécificit­é des « Gueules cassées » de la Première guerre mondiale ? Ce qui est marquant, c’est avant tout le grand nombre de blessés au visage. En France, ils sont entre  et  , au RoyaumeUni, autour de . En additionna­nt tous les belligéran­ts, on a environ   blessés de la face. Mais leur nombre est largement sousestimé, pour la bonne raison qu’on a compté seulement les survivants, et non tous les blessés au visage qui sont morts sur le champ de bataille...

Avait-on déjà vu de telles blessures auparavant ? La Grande Guerre a été marquée par le déchaîneme­nt de l’artillerie... En observant sur le temps long, on se rend compte que les blessures des « gueules cassées » s’observent déjà lors de la Guerre de Sécession américaine, et se retrouvent encore aujourd’hui chez des soldats blessés en Irak et en Afghanista­n. Quant à l’artillerie, elle était bien sûr très présente, mais il était très difficile de savoir si la blessure était dûe à une balle ou à un éclat d’obus. Les balles, avec les effets de rotation, pouvaient également faire des dégâts considérab­les.

On a souvent à l’esprit que le traitement de ces blessures a permis une améliorati­on des techniques médicales. Est-ce le cas? C’est à nuancer. Ce qui est sûr, c’est qu’avant la guerre, il n’existait pas de spécialité chirurgica­le de la face. Pendant le conflit, les chirurugie­ns français vont appliquer sur le visage des techniques qu’ils utilisaien­t sur les autres parties du corps, depuis le XVIe siècle : greffe de cartilage retiré d’un os pour la mâchoire, greffe d’un morceau de peau du bras sur le nez... Il y a quelques expériment­ations, comme des tentatives de greffer du cartilage ou de la peau de nouveau-né, voire de chèvre ou de cochon, mais ça n’a pas marché...

Et le retour d’expérience n’a pas servi ? Ça dépend. En France, toutes les structures mises en place pendant la guerre pour soigner les blessés de la face ont été démantelée­s à la fin du conflit : l’antenne spécialisé­e du Val-deGrâce a été supprimée, les revues spécialisé­es ont cessé, il n’y a pas eu de cours spécifique­s donnés dans les facultés de médecine. Il y a seulement deux médecins français qui ont continué à faire des opérations de la face : Maurice Virenque et Léon Dufourment­el. Ce sont les Anglo-Saxons qui ont porté la chirurgie faciale pendant l’entredeux-guerres. Les Américains avaient gardé les structures de chirurgie faciale nées de la Grande Guerre, tandis que du côté anglais, un médecin, Harold Gillies, s’est consacré à la chirurgie esthétique. C’est ce qui a permis à la chirurugie maxillofac­iale de véritablem­ent émerger en .

Après la guerre, quelles sont les relations des «gueules cassées» avec le reste de la société ? C’est assez ambigu. Au début, il y a des marques de reconnaiss­ance officielle­s, comme en témoigne leur présence lors du défilé de la Victoire, en , mais c’est assez éphémère. Leurs visages portent les stigmates de la guerre, alors que la société des années  veut oublier ce conflit. Ils révèlent une violence que certains n’ont pas connu et ne veulent pas voir. Le regard des autres est très difficile à

Le regard des autres est difficile à supporter ”

supporter. Mais dans la sphère intime, ils sont nombreux à réussir à refaire leur vie. De plus, il n’y a pas de discours victimaire­s de leur part, la blessure est la marque physique de leur héroïsme. D’une certaine façon, ils ont été des oubliés de l’Histoire, et le rôle de l’historien, c’est de les tirer de l’ombre...

1. LIvre qui a reçu le prix des musées de l’Armée. A la fin du mois , elle publiera «’Visages de guerre’, de la guerre de Sécession à aujourd’hui», aux éditions Belin.

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