« Les djihadistes endurcis sont comme du béton »
Invité par le service Formation Tout au long de la vie de l’Université de Toulon, le sociologue Farhad Khosrokhavar, spécialiste de la radicalisation, était vendredi sur le campus de La Garde
L’un des tout premiers à avoir révélé le phénomène de radicalisation dans les prisons, le Franco-Iranien Farhad Khosrokhavar, directeur de l’Observatoire des radicalisations à la Maison des sciences de l’homme à Paris, intervenait vendredi matin devant les étudiants inscrits au diplôme universitaire Protection de l’enfance. Avant cela – chose assez rare – il nous a accordé une interview.
Avec les attentats, on pointe l’islam comme la source de tous les maux. Mais ne canalise-t-il pas aussi la rage des jeunes ? Ça dépend de quel islam on parle. La version que l’on pourrait appeler « individuelle » calme les jeunes effectivement. Ceux qui y adhèrent ne volent pas, ne fument pas ou ne prennent pas de drogue, car c’est illicite. Cet islam individuel a des vertus positives qui font que l’individu n’est plus en constante transgression par rapport à la société. Le parfait contraire de l’islam des djihadistes ? L’islam djihadiste ne calme pas, bien au contraire. Bien qu’extrêmement minoritaire, cette version de l’islam suffit à créer un énorme désordre social. Au nom de cet islam, quelque à Français sont partis en Syrie. Ces jeunes ne sont évidemment pas apaisés, mais en rupture avec la société. Et cette rupture s’approfondit encore en se sacralisant. Cet islam est antidémocratique. Et même antimusulman, puisque la plupart des musulmans modérés ne s’y reconnaissent pas et que ces jeunes-là ne reconnaissent pas comme musulmans les musulmans modérés.
Vous évoquez les Français partis en Syrie. On parle de leur retour avec inquiétude. Comment gérer ce dossier ? I n’y a pas un seul profil, mais une pluralité de cas. Il y a de vrais repentis qui, après tout ce qu’ils ont vu là-bas – violence arbitraire, corruption – pensent que la violence de Daesh n’est pas la solution adéquate aux maux de la société ou aux injustices sociales. Il y a aussi des traumatisés, qui peuvent se montrer violents. Pas pour des raisons idéologiques, mais parce que leur structure psychique a été cassée. Mais il y a surtout les endurcis. Ceux qui pensent qu’il faut revenir en France, en Allemagne ou ailleurs en Europe et recourir à la violence dans ces pays de «mécréants». Ce sont bien évidemment les plus dangereux. Le problème, c’est de les identifier pour pouvoir les séparer des autres. Si vous les mélangez, ce ne sont pas les repentis qui vont les influencer. C’est bien l’inverse qui se produit. Les endurcis sont comme du béton. On ne peut pas y pénétrer. Les endurcis ont le sentiment de détenir la vérité. C’est ça le danger. Ils n’ont aucun doute dans leur esprit sur la légitimité de leur point de vue violent.
Vous ne croyez donc pas à la déradicalisation? Il est vrai que la déradicalisation n’a jusque-là pas trop fonctionné, mais il faut continuer d’essayer, de tenter. On n’a pas le choix. Si on considère que ça n’a aucun sens, que fera-t-on de ces centaines de jeunes revenus de Syrie ou d’Irak lorsqu’ils sortiront de prison dans quelques années ? Il faut mettre en place des procédures qui permettent à ces jeunes de porter un regard critique sur eux-mêmes et sur la société. C’est en portant ce regard réflexif et critique qu’ils pourront peut-être remettre en cause leur trajectoire. Il faut leur apprendre à percevoir leurs propres actes, les conséquences et leur rapport à l’ensemble de la société. Il faut les traiter sous une forme appropriée avec un nombre suffisant de psychothérapeutes, d’imams, mais aussi de policiers aguerris, de théologiens, de psychanalystes, et même de philosophes. Il faut surtout leur apprendre à se dévictimiser. Il y a une part d’injustice sociale en France, comme dans les autres pays européens. Cette injustice est indéniable. Mais cela ne justifie pas le passage à la violence. Parce que le passage à la violence ne résout rien. Il faut leur apprendre à comprendre le côté vicieux de cette logique qui consiste à croire que, comme on a été injuste avec moi, j’ai le droit d’être violent avec les autres.