Var-Matin (Grand Toulon)

Sorj Chalandon: «Le roman me lave, me répare»

Dans le Var pour présenter Profession du père, sélectionn­é pour le Prix des lycéens et apprentis Paca, l’écrivain et journalist­e se raconte au travers de son oeuvre, passant d’une casquette à l’autre

- PROPOS RECUEILLIS PAR VIRGINIE RABISSE vrabisse@varmatin.com

Il y a Émile, son regard triste mais clair, presque ingénu face à la folie et aux coups de son père. Et puis Antoine, Claddagh, la bague d’amour celtique, à l’annulaire gauche. Ou encore Georges, qui raconte les bombes au Liban, dans les années 1980. À eux tous, ils sont Sorj Chalandon. Sorj Chalandon, c’est ce romancier qui écrit la vérité. Pas n’importe laquelle. La sienne. Celle qu’il n’a pas pu raconter dans les pages de Libération .« Ça n’avait pas sa place», ditil. Rassemblan­t tout ce qu’il n’a pu dire en tant que journalist­e, l’écrivain assure pourtant écrire de la fiction. Les personnage­s de ses sept romans ne sont, insiste-t-il, pas tout à fait lui. «Un pas de côté», qui lui permet de prendre de la distance. De la distance, il n’en met pas avec ses lecteurs. En visite, voilà quelques jours, dans le Var, il a rencontré des élèves du lycée du Coudon et du CFA, à La Garde. «Il nous a parlé normalemen­t», ont apprécié les jeunes en BEP Plomberie. «Ça me touche beaucoup», répond l’écrivain. Il semble ainsi Sorj Chalandon: sensible et sans fausse pudeur, pas jaloux de partager ses émotions. C’est ce qu’il a montré, parfois ému aux larmes, à ses lecteurs venus l’écouter à la librairie toulonnais­e Contreband­es, spécialisé­e dans les bandes dessinées, les romans graphiques et autres livres illustrés, pleine à craquer. Comme un clin d’oeil à ce jeune lyonnais rentré à Libération en 1973 un croquis à la main. Rencontre avec un écrivain, un journalist­e, un homme à fleur de peau.

Vous qui avez été formateur au centre de formation des journalist­es – entre autres – et pour qui la figure du père est une quasi constante à en croire votre oeuvre, avezvous un souci particulie­r de la transmissi­on? Je suis né dans une famille sans socle, ni cadre. Quand je parle avec les jeunes, dans un CFA ou dans une école de journalism­e, j’ai l’impression que je leur offre quelque chose qui fait partie de ma vie. C’est ce qui m’a manqué. J’ai l’impression que je prends ma revanche sur ce qu’on n’a pas fait pour moi.

Vous avez rencontré vos lecteurs toulonnais à Contreband­es, une librairie indépendan­te. Faut-il y avoir un message? Moi, je n’ai pas de message… J’ai toujours été soutenu par les libraires. Plus que par la presse et plus que par la critique. Je me dois donc d’être en librairie. C’est la moindre des choses de les remercier. Et puis, c’est l’occasion de parler à des gens. Les seuls comptes que je dois rendre, c’est aux lecteurs.

Journalist­e encore aujourd’hui,

« Le Goncourt des lycéens : un prix vrai » En « tournée » avec l’Agence du livre Paca, votre roman Profession du père est en lice pour le Prix des lycéens et apprentis Paca. Que représente­rait pour vous le fait d’obtenir cette récompense en particulie­r ? C’est un prix de jeunes et de lecteurs. Pas de profession­nels qui se réunissent dans un restaurant. Là, ils ne sont pas obligés de lire, savent à peine le nom de l’éditeur et, à un moment, ils disent « ce livre, c’est le mien » ! Le prix qui m’a le plus touché, c’est le Goncourt des lycéens : c’est un prix vrai. vous avez «basculé» dans le roman en  avec Le Petit Bonzi. Pourquoi et comment êtes-vous devenu écrivain à  ans? Des gens disent qu’ils écrivent parce qu’ils souffrent. Moi non. Quand j’étais petit, j’étais bègue et je m’étais toujours dit que, un jour, j’écrirais sur le bégaiement, ce handicap extraordin­aire qui fait marrer. Ça ne pouvait pas être un article, ni même un essai. Alors ça a été un roman, Le Petit Bonzi. Et j’ai aimé ça: cette idée d’écrire sans avoir l’obligation de vérité, j’ai trouvé ça formidable. Et puis, j’ai essayé autre chose avec Une Promesse: c’est mon seul roman qui soit entièremen­t de la fiction. Ensuite, j’ai fait Mon Traître, Retour à Killybegs ou Le Quatrième Mur :des blessures qu’il fallait que je traite. Quand vous couvrez un massacre, vous ne pouvez pas parler de vous… Un journalist­e ne dit pas «je». Quand je m’appelle Georges ou Antoine, je dis «je». En quelque sorte, le journalism­e me salit, le roman me lave. Me répare. Me donne une piste lumineuse.

Outre vos expérience­s personnell­es, qui inspirent vos romans, votre métier vous sert-il dans votre travail de romancier? Lors de tous mes reportages, notamment de guerre, j’ai toujours eu des carnets à spirales. Toutes les pages de droites étaient consacrées à ce qui était pour le journal. Ce que je ressentais allait dans les pages de gauche. À Chatila ce que je vois, à droite. Mes larmes, à gauche. Si je n’avais pas été journalist­e, je n’aurais pas été au Liban ou en Irlande. Mais ces romans sont ceux d’un homme qui a oublié d’être journalist­e: si un jour mon narrateur est un journalist­e, vous me butez! Quant à l’écriture à proprement parler, il n’y a pas de journalism­e dans mes romans. En revanche, on m’a souvent dit qu’il y avait quelque chose de littéraire dans mes reportages. Je suis au pied d’un arbre et je raconte une histoire, dont je connais la fin dès le début. Certains auteurs disent parfois que leurs personnage­s leur échappent. Moi, je sais où je vais.

En , vous quittez Libération en raison de désaccords profonds avec l’actionnair­e d’alors, Édouard de Rothschild. Aujourd’hui, vous collaborez avec Le Canard enchaîné, l’un des journaux jugés les plus libres. Quel regard portez-vous sur la presse de ? Mmm… Je n’ai pas de grande idée là-dessus et puis, là, j’ai ma casquette d’écrivain, pas celle de journalist­e. Jamais les deux en même temps: j’écris la nuit parce que, le jour, je suis journalist­e. J’ai juste peur que le papier meure. J’ai les larmes aux yeux quand les presses se mettent en route: les métiers du livre, c’est la noblesse. Tout ce que je peux dire, c’est ma fierté d’être au Canard.

Quelque chose qui fait partie de ma vie” Des blessures qu’il fallait que je traite” J’ai peur que le papier meure”

En ce début d’année, quels sont vos projets? Un nouveau roman est-il à paraître? Que reste-t-il sur vos pages de gauche? J’ai rendu mon prochain roman, il est actuelleme­nt en lecture chez Grasset. Il s’appelle La Veille et devrait paraître en septembre. Il a pour cadre la catastroph­e minière de Liévin en . Mais ce sera entièremen­t une fiction. Ce qui me hantait, j’en ai fait des petites tombes que je vais fleurir: mes sept précédents livres n’en formaient en quelque sorte qu’un seul et, aujourd’hui, je n’ai plus de page de gauche. 1. Paru en 2015 chez Grasset. 2.Lemassacre­descampsde­réfugiéspa­lestiniens­deSabra etChatila,prèsdeBeyr­outhauLiba­n,enseptembr­e1982. 3. Jeudi 12 janvier, lors de son passage à Toulon, Sorj Chalandon attendait le coup de fil qui lui dirait si, oui ou non, son roman était accepté par l’éditeur.

 ?? (Photo Patrick Blanchard) ?? « J’ai aimé l’idée d’écrire sans avoir l’obligation de vérité », raconte le romancier et journalist­e Sorj Chalandon.
(Photo Patrick Blanchard) « J’ai aimé l’idée d’écrire sans avoir l’obligation de vérité », raconte le romancier et journalist­e Sorj Chalandon.

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