Var-Matin (Grand Toulon)

« Pékin ne fait rien pour la démocratie en Afrique »

Alain Antil, spécialist­e de géographie politique, présente les enjeux stratégiqu­es de la présence de l’Empire du Milieu en Afrique, ce soir à la Maison du numérique et de l’innovation

- PIERRE-LOUIS PAGÈS

Enseignant à l’Institut d’études politiques de Lille et à l’Institut supérieur technique outre-mer (Istom), Alain Antil, docteur en géographie politique et invité par l’Institut FMES, animera une conférence sur « La présence chinoise en Afrique » ce soir, de 18 h30 à 20 heures à la Maison du numérique et de l’innovation de Toulon, place Georges Pompidou.

Alain Antil, à quand remonte l’intérêt de la Chine pour l’Afrique, loin de sa traditionn­elle zone d’influence ? Contrairem­ent à une idée reçue, l’intérêt de la Chine vis-à-vis de l’Afrique subsaharie­nne ne date pas du début des années  mais est bien antérieur. Dès les années cinquante, notamment lors de la conférence de Bandug, la Chine établit des liens avec des pays d’Amérique latine et surtout d’Afrique, avec lesquels Pékin partage une vision antiimpéri­aliste et anticoloni­aliste. Après les indépendan­ces, Pékin étend rapidement son réseau d’ambassades sur le continent. L’un des axes de la diplomatie chinoise est de combattre la présence de Taïpei sur le continent et de faire en sorte qu’un maximum de pays africains reconnaiss­e la République Populaire de Chine comme la Chine légitime. Cela a porté ses fruits car seulement deux ou trois pays (sur les  que compte l’Afrique subsaharie­nne) reconnaiss­ent aujourd’hui Taïpei. Cette politique africaine qui couvre les années Mao et les années quatreving­t, se matérialis­e par une coopératio­n dynamique et notamment par la réalisatio­n d’infrastruc­tures de prestige (ministères, ports, stades, ponts…) dans de nombreux pays.

La Chine ne voit-elle en l’Afrique qu’un réservoir à matières premières ? D’une part, l’Afrique subsaharie­nne exporte encore quasi exclusivem­ent des matières premières (pétrole, gaz, produits agricoles…), peu ou pas transformé­es, et importe à peu près tout le reste. On retrouve donc cette importatio­n massive de matières premières côté chinois, d’autant plus que ce pays est devenu l’usine du monde et que ses besoins sont immenses. D’autre part, la Chine est à la recherche d’alliances politiques et l’Afrique est un réservoir de voix important. Enfin, l’Afrique est à la fois un espace de déploiemen­t des entreprise­s chinoises, d’écoulement de produits manufactur­és et d’émigration chinoise.

Avec le développem­ent économique de la Chine, cette dernière est moins compétitiv­e et commence à ouvrir des usines en Afrique. Ce mouvement va-t-il s’accentuer ? On a beaucoup parlé de cette tendance, qui se déploie avec plus ou moins de bonheur d’un pays à l’autre. Certains analystes pensent que la Chine passe à une deuxième phase de sa stratégie africaine. Après l’exploitati­on des ressources, Pékin se lancerait dans l’exploitati­on de la ressource humaine, dans des pays où le coût des travailleu­rs est moindre que sur son territoire. De surcroît, la constructi­on d’unités de production chinoise en Afrique pourrait permettre d’atteindre plus facilement les marchés européens et moyens-orientaux sur certains segments, ainsi que des classes moyennes africaines de plus en plus nombreuses et consommatr­ices. À titre personnel, je suis très réservé sur le caractère massif de ce phénomène. L’essentiel de l’externalis­ation de la production chinoise se fait plutôt dans des pays asiatiques (Vietnam…). De plus, l’industrial­isation de l’Afrique bute encore, dans de nombreux pays, sur de sérieux obstacles comme notamment la disponibil­ité (et le coût) de l’électricit­é, l’instabilit­é juridique, le déficit important en infrastruc­tures. Évidemment, c’est très variable d’un pays à l’autre et rien n’est irréversib­le.

Comment les pays africains perçoivent-ils cette « nouvelle venue » sur leur sol ? C’est très variable selon les pays. Pour les dirigeants, l’essor de la coopératio­n a été vu comme très positif car permettant de diversifie­r les relations et, parfois, d’échapper à un tête à tête postcoloni­al avec les anciennes métropoles. La Chine a séduit à la fois par son discours « sudsud », sans leçon sur la corruption et plus largement sans ingérence dans les affaires intérieure­s des pays. Cette posture a été perçue favorablem­ent par de nombreuses élites. Il était « facile » de travailler avec les Chinois. Dans le domaine minier et pétrolier, l’Angola model ,que l’on pourrait appeler du troc (exploitati­on d’un gisement contre la réalisatio­n d’un certain nombre d’infrastruc­tures) a très bien fonctionné, il permettait aux gouvernant­s de montrer à leurs opinions publiques des réalisatio­ns concrètes lors de leurs mandats. Il faut dire aussi que l’énorme besoin en matières premières de la Chine a globalemen­t contribué, dans les années , à l’augmentati­on des cours internatio­naux de certains minerais et d’autres ressources, ce qui a profité à de nombreux pays africains.

On lit ci et là que les Chinois ne sont pas forcément appréciés par les population­s africaines. Pourquoi ? Parce que les sociétés civiles pointent régulièrem­ent plusieurs problèmes : la difficulté pour les entreprise­s chinoises d’embaucher des locaux, un respect aléatoire du droit du travail, des pratiques corruptive­s vis-à-vis de certains gouvernant­s, une importatio­n massive de produits manufactur­és de bas coûts et de très médiocre qualité, qui ont contribué à ébranler le mince tissu industriel de certains pays, des infrastruc­tures de mauvaise qualité. Pour améliorer une image qui se dégrade, la Chine développe un ambitieux « soft power » (multiplica­tion des instituts Confucius sur le continent, création de médias panafricai­ns, formation d’étudiants, octroi de visas pour s’installer en Chine…).

Et qu’en pensent les anciennes puissances coloniales que sont la France et le Royaume-Uni ? Pour Londres et Paris, cette émergence de la Chine sur la scène africaine est jugée, au même titre que l’apparition de nombreux autres « concurrent­s » (Turquie, Brésil, Japon, Corée du Sud…), comme inévitable et dans une certaine logique historique. Les critiques se concentren­t sur plusieurs aspects. Pékin, par ses nombreux prêts, contribue au réendettem­ent de pays africains qui ont mis presque vingt ans à sortir du cercle infernal de la dette. Pékin pratique ce que l’on appelle l’aide liée alors que les autres puissances présentes en Afrique s’éloignent de ce modèle. Ce qui signifie qu’une entreprise de BTP chinois peut remporter un marché lié par exemple à une aide européenne pour la constructi­on d’une route, alors que la réciproque est impossible. Pékin ne fait rien pour développer la bonne gouvernanc­e et la démocratie (et pour cause !) sur le continent et accentue au contraire la corruption.

L’Afrique est un réservoir important ” Il était facile de travailler avec des Chinois ” La Chine est l’usine du monde”

Cette arrivée de la Chine dans les prés carrés de puissances occidental­es est-elle source de tension ? Bien sûr, car cela se traduit par de la perte d’influence et des pertes de marchés. Mais le risque est que ces tensions évoluent vers des risques géopolitiq­ues, comme pour le Soudan. L’une des (nombreuses) clés de lecture de la partition de ce pays est le soutien inconditio­nnel, de la part des États-Unis, à l’indépendan­ce du Sud Soudan, pour affaiblir un allié (le Soudan) de Pékin. Conférence « La présence chinoise en Afrique ». Gratuite pour les adhérents, 10 et 15 euros pour les non-adhérents. Inscriptio­n obligatoir­e sur Internet : http://fmes-france.org/event/alain-antil-presencech­inoise-afrique/

 ?? (Photo DR) ?? Alain Antil, chercheur en géographie politique.
(Photo DR) Alain Antil, chercheur en géographie politique.

Newspapers in French

Newspapers from France