« Contre le terrorisme, la justice doit s’adapter en permanence»
Procureur général de Paris durant cinq ans, François Falletti sera présent lors du 2e salon Livres, Justice et Droit à Toulon. Il revient sur quelques défis auxquels doit faire face la justice française
S’il ne devait y avoir qu’un mot pour décrire sa carrière, François Falletti choisirait «responsabilité». «Parce qu’on se doit d’en avoir par rapport à nos devoirs et missions. Il ne faut jamais perdre de vue l’essentiel et prendre un recul suffisant avant toute décision», avoue-til après réflexion. Sa mission, il l’a surtout exercée dans les plus hautes sphères de la magistrature française. De 2010 à 2015, il a occupé le prestigieux poste de procureur général de Paris. Aujourd’hui, c’est avec «fierté» qu’il revêt la robe d’avocat au sein du cabinet Carlara à Lyon, depuis 2015. L’occasion d’explorer de nouveaux aspects des métiers de la justice. S’il a connu des hauts et des bas -« comme dans toutes les professions»il tire un bilan positif de toutes ces années. Et garde un regard très lucide sur les dossiers brûlants.
Dans votre livre Confidences d’un procureur général de Paris ,une grande partie est consacrée au terrorisme. Vous avez été au coeur du dispositif de lutte antiterroriste tout au long de votre carrière Quelle est sa spécificité aujourd’hui ? Si l’on met à part le terrorisme régionaliste ou extrémiste type action directe, le terrorisme que nous avons connu il y a ou ans était un terrorisme fondamentaliste importé et qui était en lien avec des événements du Moyen-Orient. Les choses ont commencé à évoluer au milieu des années avec la transposition du drame algérien et la guerre civile qui s’est peu à peu exportée en France. C’est avec les attentats de que l’on a vu apparaître des terroristes - Khaled Kelkal notamment- qui manifestaient des liens de proximité entre le banditisme et la violence fondamentaliste. Aujourd’hui, nous assistons à un terrorisme dont la nature est très différente finalement car il est beaucoup plus issu de la radicalisation interne. Il est très inquiétant car il est sur le territoire national, mais revêt aussi une dimension internationale avec l’État islamique. Face à cela, je crois qu’il est essentiel d’anticiper le risque de radicalisation.
Comment anticiper ce risque? À mon sens, il faut une action très ferme sur la délinquance des quartiers autour des trafics de drogues et trafic d’armes. En traitant très activement ce banditisme en bandes organisées, nous faisons un premier pas pour éviter un certain nombre de dérives ultérieures. Il y a un deuxième volet qui concerne la délinquance des mineurs. Ils sont exploités comme « guetteurs » pour les réseaux de drogues par exemple. On ne les protège pas assez. Évidemment, il faut débloquer les moyens nécessaires en ce qui concerne la justice des mineurs. D’ailleurs je pense que c’est l’un des grands chantiers auxquels doit faire face la justice française.
Sur la question de la radicalisation vous êtes plus pessimiste… Disons que je suis conscient de l’ampleur de la problématique. La radicalisation s’opère via un prosélytisme à caractère sectaire, notamment via internet, mais aussi en prison. Sur ce point, nous avons de grosses difficultés puisque nous avons un parc pénitentiaire trop étroit. C’est une réalité que nous n’avons pas voulu reconnaître à travers le temps, et aujourd’hui on constate les résultats négatifs. Pour pouvoir apporter des réponses adaptées à chaque situation, il nous faut suffisamment d’espace et de moyens humains. Or, nous en manquons cruellement, et sur ce point, il nous faut d’urgence rattraper notre retard. En revanche, sur la «déradicalisation», je suis plus pessimiste, sans pour autant être défaitiste. C’est un aspect très difficile du terrorisme. Une fois radicalisé, il apparaît plus compliqué de procéder à une déradicalisation totale.
Vous évoquez aussi les attaques sur le territoire national. Quelle analyse faites-vous de l’évolution du terrorisme depuis les attentats de en France ? Avec les attentats de à Paris, Bruxelles ou encore ceux de Nice en , on assiste à au moins deux cas de figure : d’une part des actions menées simultanément, comme le novembre ou à Bruxelles, et d’autre part des initiatives d’apparence plus isolées, quoique toujours inscrites dans les injonctions lancées depuis le Moyen-Orient. Tout doit être fait pour éviter ces drames. Le coeur de la réponse réside dans le renseignement, qui permet l’anticipation, dès lors qu’il travaille en lien étroit avec la justice. Actuellement, je trouve que nous avons une structure judiciaire efficace, à condition d’être en permanence actualisée par rapport aux évolutions du phénomène. Nous avons évité l’écueil d’une cour spéciale, tout en adaptant notre organisation judiciaire aux particularismes du terrorisme. La spécialisation des magistrats est fondamentale. Elle implique la connaissance des différentes mouvances par exemple, mais permet aussi la relation de confiance avec des policiers et enquêteurs spécialisés. La centralisation est également essentielle pour concentrer les moyens et les connaissances. Ces deux exigences sont assurées par la justice française, mais on peut y réfléchir davantage…
Quelles pistes envisager? À mon sens,on pourrait penser à une décentralisation au niveau régional pour le jugement des affaires, comme c’est déjà le cas pour les crimes organisés. Cela donnerait plus de visibilité à la lutte antiterroriste. C’est une piste de réflexion…
L’actualité politique est marquée par l’intervention de la justice. Une trêve pendant la période électorale aurait été nécessaire ? Je n’aime pas vraiment ce mot car il laisse entendre qu’il y aurait des «protections»... La justice doit bien sûr suivre son cours. Mais elle doit veiller à préserver à tout prix son image d’impartialité. D’expérience, j’ai toujours observé une certaine retenue dans les périodes électorales pour éviter les «télescopages» de calendrier. Sans entrer dans les détails, je pense que dans l’affaire François Fillon on peut reconnaître que la justice est allée particulièrement vite. Cela rend à mon avis désormais indispensable d’afficher des critères plus lisibles et systématiques à propos de l’exercice de l’opportunité des poursuites par le parquet. Pourquoi est ce qu’on ouvre une enquête à la lecture d’un article et pas à la lecture d’un autre ? Pourquoi mobilise-t-on un maximum de moyens pour une enquête exceptionnellement rapide, alors que sur beaucoup d’enquêtes, les magistrats se plaignent de ne pas avoir le nombre d’enquêteurs suffisants pour mener à bien les investigations ? Pourquoi le secret des enquêtes est-il régulièrement violé dans le cadre d’une enquête encore non contradictoire? etc… Autant de questions parmi d’autres qui méritent des réponses pour les Français. Cette affaire renforce aussi le besoin de stabiliser le statut du parquet, encore trop fragile aujourd’hui. Comme je l’évoque dans mon livre, il faut augmenter les garanties dans le choix des procureurs, et dans la relation avec l’exécutif.
Justement, vous avez vous-même été au coeur de cette relation avec le pouvoir exécutif lorsque vous étiez procureur général de Paris Je ne vais pas trop m’étendre sur mon histoire personnelle, mais il est certain que le devoir du magistrat est de se détacher des pressions indues exercées par l’exécutif, les médias, ou ses propres préjugés… C’est très difficile, évidemment. Voilà pourquoi il faut privilégier les échanges et discussions entre le procureur, le procureur général et leurs équipes pour essayer de prendre les bonnes décisions. Le tout, en gardant l’indépendance du procureur. C’est cet esprit d’équipe que j’apprécie beaucoup au parquet. Mais il faut aussi éviter les risques de repli institutionnel, c’està-dire être capable d’expliquer la mission de la justice pour appliquer la loi, en demeurant attentif aux attentes profondes de la société et en fuyant toute emprise corporatiste. 1- Directeur des affaires criminelles et des Grâces à l’époquedelavagued’attentatsde1995,FrançoisFalletti a été, pendant quatre ans, le représentant de la France à Eurojust, l’organisation de coordination judiciaire de l’Unioneuropéenne,plusparticulièrementenmatièrede terrorisme. 2-En2014,ChristianeTaubirademandeàFrançoisFalletti d’abandonner son poste de procureur général de Paris en contrepartie d’un poste de premier avocat général à la Cour de cassation. Percevant cette «promotion « comme une mise au placard, François Falletti la refuse et, malgré les pressions et l’emballement médiatique généré par ce bras de fer, il restera à son poste jusqu’en 2015.
2e salon Livres, Justice et Droit.Aujourd’hui et demain. Faculté de droit de Toulon. De 10 h à 19 heures.
Dans l’affaire Fillon, la justice est allée vite ”