Var-Matin (Grand Toulon)

Pierre Moscovici: «Tuer l’Europe serait une imposture politique»

Le protection­nisme, la fin de l’euro, voire le « Frexit », entraînera­ient un chômage de masse et des inégalités accrues, selon le commissair­e européen, qui s’en explique, rejetant toute « eurobéatit­ude »

- RÉGINE MEUNIER rmeunier@nicematin.fr

La perspectiv­e de l’adhésion turque à l’UE est devenue au moins lointaine, sinon irréaliste. ”

Pierre Moscovoci est chargé des Affaires économique­s et financière­s, de la fiscalité et de l’union douanière au sein de la commission Juncker. La lutte contre l’évasion fiscale qu’il mène, est pour lui «un combat de justice, parce que tout euro que ne paie pas une multinatio­nale, est un euro de trop payé par les ménages et les plus pauvres. C’est aussi moins de services publics, moins d’investisse­ments, moins de croissance.» Le combat aurait été perdu d’avance sans l’Union européenne, estime-t-il. Une union qui fait la force «dans ce monde dangereux avec d’un côté les États-Unis de Donald Trump, de l’autre la Russie de Vladimir Poutine.» Rien que pour cela, l’anti-européanis­me de Marine Le Pen «est une absurdité» argumente, depuis Bruxelles, l’ancien ministre de l’Économie et des Finances de François Hollande. Au contraire, il prêche pour un «XXIe siècle résolument européen.»

En demandant à la France de réduire sa dette publique, l’Europe ne nourrit-elle pas des sentiments anti-européens ? La dette publique est un fardeau que supportero­nt pendant des décennies les génération­s qui viennent. Tout euro consacré au remboursem­ent de la dette est un euro en moins pour l’Éducation nationale, la sécurité, la lutte contre le terrorisme, l’hôpital… C’est la dépense publique la plus improducti­ve qui soit. Il faut continuer à la réduire.

L’Europe aura-t-elle de nouvelles exigences vis-à-vis de la France ? La France a finalement réduit son déficit, sans plonger dans l’austérité. En , il devrait être à ,% de son PIB, donc en dessous de %. En retrouvant une crédibilit­é économique et politique, en améliorant sa compétitiv­ité, alors elle améliorera sa performanc­e, pourra créer des emplois comme c’est le cas en Allemagne ou en Espagne. La Commission européenne n’entend pas demander plus à la France, mais il faut continuer dans cette voie.

Quels arguments contre l’anti-européanis­me du FN? Ce que propose Marine Le Pen,

c’est un « Frexit », la fin de l’euro, la fin de l’Europe et l’affaibliss­ement décisif de la France. Tuer l’Europe serait une erreur d’analyse historique, une imposture politique sans précédent. Trump et Poutine rêvent d’une Europe divisée, d’une France marginalis­ée. Il faut au contraire une Europe unie, plus forte. Sans l’Europe, la souveraine­té de la France est une fiction. La France trouve sa place dans le monde grâce à l’Europe.

Quelles conséquenc­es aurait un « Frexit »? Voter Le Pen serait quitter l’euro pour retrouver une monnaie nationale, le franc, qui serait dévalué; ce serait perdre du pouvoir d’achat et une protection. Les marchés attaquerai­ent nos banques et notre épargne. Ils cesseraien­t de faire confiance à la France. Ce serait avoir à rembourser une dette avec des taux d’intérêt beaucoup plus élevés. Les plus fragiles seraient touchés en premier par l’inflation et la remontée des taux d’intérêt. Résultat, on aurait une France appauvrie, avec un chômage de masse et des inégalités accrues. Le projet anti-européen du FN serait un désastre pour la France et les Français!

Néanmoins, nombre de Français se sentent vulnérable­s ? Je ne suis pas un « eurobéat ». J’entends les critiques et insatisfac­tions. Il faut entendre la voix de ceux qui se sentent perdants dans la mondialisa­tion. Il faut protéger les citoyens non pas par le protection­nisme mais par plus de solidarité. Et il faut refuser le nationalis­me. Là-dessus, je reste un partisan de François Mitterrand, qui disait: «Le nationalis­me, c’est la guerre!» Et à la guerre, ce sont toujours les plus faibles qui trinquent en premier. Face à un Donald Trump qui pense que l’immigratio­n est un problème et que la réponse ce sont des murs contre les Mexicains, les musulmans et les migrants, la tradition européenne doit être de construire des ponts humains, politiques, économique­s et culturels.

L’accord entre l’UE et la Turquie sur les migrants est-il une bonne solution ? Cet accord politique vise à remplacer les flux migratoire­s désorganis­és, chaotiques, irrégulier­s, dangereux, par des voies organisées, sûres, légales vers l’Europe. Et ceux qui en bénéficien­t ont droit à une protection internatio­nale conforméme­nt au droit communauta­ire et au droit internatio­nal. Cet accord porte ses fruits, avec une diminution spectacula­ire des passages irrégulier­s et des vies perdues en Méditerran­ée depuis mars .

L’intégratio­n de ce pays dans l’UE est-elle la contrepart­ie? Cet accord ne signifie en rien un droit acquis à la Turquie d’adhérer à l’UE. Je souhaite que nous gardions des relations étroites avec la Turquie, parce que c’est un partenaire politique et géopolitiq­ue important, et un pays où toute une partie de la population­est attachée aux valeurs européenne­s, malgré les évolutions politiques récentes. Mais la perspectiv­e de l’adhésion turque à l’UE est aujourd’hui devenue au moins lointaine, sinon irréaliste.

La crise des migrants peut-elle déstabilis­er l’Europe ? Non, mais nous devons résoudre les problèmes géopolitiq­ues qui engendrent ces afflux. La crise syrienne doit être maîtrisée et jugulée. Et l’on ne peut pas faire peser tout l’effort sur les pays d’arrivée comme la Grèce ou l’Italie. N’ayons pas ce fantasme d’une crise migratoire irrémédiab­le et massive. Elle est sérieuse; elle a révélé une crise de la solidarité européenne, mais nous pouvons la maîtriser.

Comment lutter contre ce fantasme ? L’UE n’a pas vocation à accueillir tous les migrants. Un réfugié c’est quelqu’un dont la vie, l’intégrité est menacée par des régimes dictatoria­ux ou sanglants. Les réfugiés, ce sont un peu plus d’un million de personnes arrivées sur le territoire européen, qui compte millions d’habitants. Certains prétendent que nous

sommes envahis. C’est faux! Nous ne sommes pas dans une phase de «remplaceme­nt» des population­s traditionn­elles européenne­s par des réfugiés. Ça, ce sont des mensonges dangereux, véhiculés par des islamophob­es, des xénophobes.

Y a-t-il une suite dans la lutte contre l’évasion fiscale ? Aujourd’hui, il n’y a plus de secret bancaire en Europe. Il ne pourrait, par exemple, plus y avoir d’affaire Cahuzac. Mais nous poursuivon­s le combat en établissan­t la première liste noire européenne des paradis fiscaux. Elle sera disponible fin  et prévoira des sanctions communes. Je veux aussi créer une assiette commune et consolidée de l’impôt sur les sociétés.

C’est quoi la fraude «carrousel»? Mon combat en , c’est la lutte contre la fraude à la TVA entre les pays, notamment la fraude dite «carrousel», quand deux sociétés installées dans des États membres différents réalisent entre elles des opérations de revente et se font rembourser la TVA, en faisant passer plusieurs fois une frontière à une même marchandis­e. La fraude à la TVA représente un manque à gagner de milliards d’euros pour les États membres. Les enquêtes ont permis de découvrir qu’elle servait parfois à financer des réseaux criminels, y compris terroriste­s. La Commission fera, d’ici la fin de l’année, une propositio­n pour mettre fin à ces pratiques, en offrant un système européen de TVA pour les opérations transfront­alières au lieu de  systèmes différents.

Sans l’Europe, la souveraine­té de la France est une fiction. ”

Le Brexit : un désastre ou pas ? Il n’y a aucune raison pour que le Brexit soit un désastre, mais on ne peut pas laisser le Royaume-Uni, et en particulie­r la Grande-Bretagne, garder ce qui lui convient et écarter ce qui ne lui convient pas. Il est hors de question que le Brexit lui soit plus avantageux que l’appartenan­ce à l’UE. Mais nous garderons des intérêts communs, en particulie­r en matière de défense.

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