Près de mille vies sauvées : nuit d’espoirs sur l’Aquarius
Enchaînant les sauvetages, les équipes du navire ont sauvé 946 personnes en moins de 24 heures. Le navire faisait, dimanche soir, route vers la Sicile où les migrants seront débarqués
Des mains par milliers. Tendues, agrippées, aidantes, fatiguées. Une masse grouillante de pieds nus foulant le pont de l’Aquarius, où flotte une odeur tenace, bestiale. Des regards perdus, brillants d’inquiétude, mais aussi de soulagement. Un Malien d’une quarantaine d’années se débarrasse de son gilet de sauvetage, s’agenouille, prie. Certains portent d’atroces brûlures occasionnées par le mélange gasoil-eau salée. Des pieds sont transpercés par la traîtrise de clous émergeant du pont de leurs bateaux de fortune. D’autres s’effondrent nerveusement. Mais tous sont saufs. L’Aquarius, affrété par SOS Méditerranée et Médecins sans frontières, a sauvé, dimanche, près de mille vies en moins de 24 heures, battant ainsi un terrible record.
Une mer propice aux passeurs
Tout a commencé samedi soir dans la nuit. Une semaine de tempête, et soudain une mer d’huile qui s’installe, propice aux passeurs. Vers 21 heures, premier sauvetage, une barque bleue d’une dizaine de mètres. Longtemps, l’Aquarius l’a traquée en vain, à la surface de l’immensité liquide plongée dans un noir profond. Tels deux pinceaux lumineux, de puissants projecteurs ont balayé la surface de la mer, cherchant à confirmer l’écho radar. Les savoir là, quelque part sur ces bateaux ivres, sans boussoles, sans lumières, est une épreuve intime. Étreints que nous sommes par la hantise de ne pas les repérer, de passer à quelques mètres... Au loin, on aperçoit les torchères des plates-formes pétrolières libyennes. Le commerce, surtout en temps de guerre, ne cesse jamais. Ainsi va le monde. Puis ils apparurent. Transis, recroquevillés au fond de leur frêle esquif. Vingtcinq personnes, dont trois femmes. Les premiers d’une incroyable série. À quatre heures du matin, branle-bas de combat. Nous ne dormirons plus de la journée. Sur la mer, au lever du jour des points noirs à profusion : des embarcations parties de Tripoli, cinq, six, sept heures plus tôt. L’Aquarius enchaîne les sauvetages, neuf au total. Malgré l’afflux – certains bateaux emportaient plus de 150 personnes – les humanitaires travaillent calmement, en sécurité. L’équipe médicale de Médecins sans frontières ausculte chaque migrant. Vers midi, ils étaient prêts d’un millier sur les ponts de notre navire.
Éviter l’anarchie
Sur l’Aquarius, chacun doit aider. Je me retrouve donc avec un enfant de neuf ans dans les bras. Cette bouille noire insouciante sourit de toutes ses dents blanches. Puis, me voici à organiser une chaîne humaine de l’avant à l’arrière du bateau, sur près de 60 des 77 mètres de l’Aquarius pour faire passer des kits de survie entassés dans un container à la proue. Il faudra que je m’entraîne encore... Ici, je rassure, je donne à boire. Là, je tente plus prosaïquement d’éviter l’anarchie pour les quelques blocs toilettes disposés sur le bateau. Je mets un semblant d’ordre dans la circulation sur la partie de pont dont j’ai la charge, afin que sauveteurs et médecins puissent travailler en sécurité. De ma carrière, de ma vie, je n’ai connu de telles sensations. C’est incroyablement beau, terriblement émouvant. Et simplement terrifiant. Sur l’arrière du bateau, un groupe entame une danse.
« New life, new life », hurlent-ils en choeur, en improvisant une sarabande endiablée. Nombre de ces hommes ont connu les geôles libyennes, la torture. Les
femmes enceintes que nous recueillons portent pour beaucoup en elles le fruit d’un viol. Souleyman, Malien de
28 ans, se confie. « Mon avenir ? C’est Dieu qui le connaît. Je ne suis pas inquiet, je suis très fier d’avoir fui tout ça, la prison, Tripoli. Je suis loin de la guerre, de la famine, de la misère. Je pense que l’Europe, c’est le continent le plus organisé, le plus aimé, le plus convoité. Avec l’amour et le bon coeur des Européens, je n’ai pas d’inquiétude.» Je l’écoute, le coeur serré. Autour de moi, les humanitaires s’activent. Je n’ai jamais vu autant d’humanité par centimètre carré.