Var-Matin (Grand Toulon)

Un Toulonnais se confie « À l’époque, c’était ma parole contre celle de l’Église »

-

Enfin, Jean n’est plus seul. Enfin, il est reconnu dans sa parole libérée. Plus de soixante ans après les faits, à 8 750 km de là, un homme qu’il ne connaissai­t pas dénonce des faits similaires, venant du même agresseur. Alors Jean a décidé de parler. Pour dire la vérité. Sa vérité. Celle dont le déni l’a rongé toute sa vie. Aujourd’hui, Jean habite Saint-Denis à La Réunion. Rendez-vous est pris via Skype. Le matin de notre interview, Jean a été victime d’un grave accident de vélo. Chute brutale, quatre côtes cassées, une semaine d’hôpital. La perspectiv­e de témoigner l’a-t-elle perturbé? « Possible, se questionne Jean. Mais il faut le prendre comme un destin! » Rien ne le fera plus reculer. Jean ira au bout. «Ces affaires sont arrivées quand j’avais une dizaine d’années et me sont revenues soixante ans après. Je n’osais pas du tout en parler. C’était complèteme­nt fermé chez moi, confie-t-il. J’ai dû faire tout un cheminemen­t intérieur pour remonter jusqu’aux noms, et aux faits.»

« Expérience » en trois actes

Né à Digne puis élevé à Nice, Jean est issu de «deux familles complèteme­nt différente­s». Une famille «catholique intégriste» côté maternel. Un père réfugié italien. Un oncle prêtre. Un autre, cofondateu­r du PCF niçois. Dans ce contexte contrasté, il reçoit une éducation catholique « extrêmemen­t stricte». Parcours scolaire entre Sainte-Thérèse, Stanislas et Sasserno. Catéchisme, messe hebdomadai­re. Jusqu’à la rencontre avec l’abbé Dallas. « Ce devait être en 1954... » À l’époque, Jean rêve de devenir boy-scout, plus « pour les copains » que par conviction religieuse. À l’église Sainte-Thérèse, il fait la connaissan­ce du prêtre. «Un gars très avenant, très sympa. Toujours souriant. Il ne gronde jamais personne, fait le bisou aux enfants. Plein de gosses dans son bureau, et une montagne de BD. Il y a des divans où l’on peut s’installer. Et en plus, il a des bonbons… » Les faits qu’il relate s’articulent en trois temps. La première scène se déroule un après-midi. « Le père Dallas me fait monter sur ses genoux et me dit, en désignant sa soutane: “Il faut me masser là, j’ai une crampe.” Il me fait caresser par-dessus la soutane. Je sens quelque chose d’un peu dur. Au bout d’un moment, il change de tête, se lève et s’en va. » Le deuxième acte se joue dans la chambre voisine, où l’invite le père Dallas. «Ilmedemand­e de me coucher sur le lit et s’allonge sur moi, sans me déshabille­r. Il me dit : “Je vais te masser le dos, ça va te faire du bien.” Et il fait des allers-retours sur moi. Des moments forts d’intimité, nouveaux pour moi. » Troisième acte, « un jeudi ». « Il me reçoit dans sa salle à manger. Il y a quatre ou cinq séminarist­es autour d’une table. Il m’explique : “Je vais te confier à l’un d’eux. Il va t’expliquer comment on reçoit le Saint-Esprit.” Le séminarist­e m’emmène dans la chambre, me déshabille, fait de même. Et il commence à s’activer derrière moi.» Le récit de Jean confine alors à l’abject. «Ilmedit “Le Saint-Esprit, il vient comme le suppositoi­re: il rentre parderrièr­e, et il t’habite.” Je n’ai pas cherché le jeu de mot... »

« Le ciel m’est tombé sur la tête »

Aujourd’hui, Jean évoque ces faits terribles avec un recul teinté d’ironie grinçante. Sans accabler ses agresseurs. « Il a fait les choses lentement, avec beaucoup de douceur, quand même... » Jean se remémore aussi cette réflexion troublante lancée par d’autres pitchouns : «Tune crois pas que tu vas devenir la nouvelle femme du curé ! » Pourtant, au-delà des faits, c’est la réaction hostile de sa mère qui l’a marqué à jamais. « Quand, à sa demande, je lui ai raconté, elle a pété un câble. Elle m’a embarqué dans la voiture et on est descendus dare-dare au presbytère. Mais le curé m’a traité de menteur. Pour ma mère, il n’y avait qu’une version possible: j’avais tout inventé! À partir de là, le ciel m’est tombé sur la tête... Il y a eu dans ma manière de penser une rupture. Violente. » Contredit par sa mère, mis au ban des boyscouts, Jean se retrouve pris au piège. «Je n’avais pas de preuve: c’était ma parole contre celle de l’Église. » Son comporteme­nt s’en ressent. Son assiduité à l’école aussi. Sa mère l’envoie à Grenoble, dans un pensionnat de prêtres. « Ça m’a sauvé. D’autant que fin 1957, un mur de soutènemen­t s’est écroulé sur notre maison et a écrasé ma chambre ! Finalement, peut-être que sans cette histoire avec l’abbé Dallas, je serais resté là-dessous... »

Plus « initié » que « victime »

Positiver, passés des moments de désespoir, avec une indéfectib­le foi en la vie. Cette «vie extraordin­aire » qui l’a emmené en Guadeloupe, à Sète, Toulon puis La Réunion, au gré d’une « très belle carrière dans la DDE » ,aufil d’une vie familiale épanouie qui l’a rendu trois fois grand-père. Entre-temps, sa mère s’en est allée. « Mais elle m’a tellement aimé que tout cela est oublié... », assure Jean, avec des accents de pardon chrétien. Soixante ans plus tard, malgré la violence de ce qu’il a enduré, Jean rechigne à être qualifié de « victime », préfère le terme « initié » . Le viol? « Je le prends comme une expérience... », relativise-t-il. Jean ose même l’humour quand il évoque « Dallas, son souvenir impitoyabl­e ». Il dit son admiration pour les créateurs du site web qui a changé sa vie, mais aussi sa compassion pour les prêtres victimes de la suspicion généralisé­e - « J’en ai rencontré des vraiment bien. C’est terrible pour eux. Ils ne sont pas préparés à ça ». Aujourd’hui, enfin, Serge est en paix avec luimême. Il sait. Il mesure les conséquenc­es. « Et cette prise de conscience m’a permis de retrouver l’enfant que j’étais à dix ans. »

Le plus violent, c’était le déni...”

 ?? (Photo Frantz Bouton) ?? Jean, interviewé via Skype depuis son domicile à La Réunion.
(Photo Frantz Bouton) Jean, interviewé via Skype depuis son domicile à La Réunion.

Newspapers in French

Newspapers from France