Kubilai Khan : vingt ans de danse
Frank Micheletti raconte la quête de nouveaux horizons avec sa compagnie de danse Kubilai Khan investigations. Une campagne de crowdfunding est lancée pour son festival Constellations
Pour lui, la modernité aujourd’hui se trouve à Johannesburg, Lagos, Bangkok, Singapour... Pour autant, Frank Micheletti, danseur et chorégraphe toulonnais se revendique aussi de ce territoire. La « transversalité », comme il dit, il en a fait un art de vivre, avec sa compagnie de danse contemporaine, Kubilai Khan investigations, qui fête ses vingt ans cette année. Que ce soit vers la musique, la danse amateur ou encore plus de soixante pays visités et des projets sur les cinq continents, du Japon, à l’Afrique, en passant par l’Amérique latine... Rencontre avec un penseur en mouvement.
Comment êtes-vous venu à la danse ? C’est marrant, j’ai fait une petite dérive. Parce qu’en fait, pour payer mes études de théâtre, j’ai été chauffeur à Châteauvallon pendant le festival d’été. En conduisant les chorégraphes, journalistes, danseurs... puis, surtout, en voyant les spectacles, en fait, je me suis dit : « Mais c’est ça que tu as envie de faire. » Je sentais qu’il y avait une entrée qui était plus corporelle chez moi, par rapport au théâtre. Ça m’a complètement aimanté. Ça a opéré un charme irrésistible sur moi. Pas à la première mesure. Je me rappelle les premiers spectacles que j’ai vus, c’était Galotta, Bagouet... ces grandes signatures des années . Au début, j’étais un peu circonspect. Je regardais ça, je me disais : « Qu’est-ce que c’est ce truc-là ? » Mais ça a été assez foudroyant, alors que je n’avais jamais fait de danse. L’un des chorégraphes que j’aimais beaucoup et que j’ai vu à Châteauvallon est Joseph Nadj. J’ai fait un stage avec lui. Il m’a tout de suite pris dans sa compagnie.
Est-ce pour cela que, pour vous, la danse semble indissociable d’une lecture de la société ? Vous mettez toujours cela en avant... Carrément. Ce que j’aime beaucoup dans la danse, c’est que c’est vraiment un médiateur, un vecteur pour remettre de l’imagination, remettre du crédit sur nos vies corporelles. C’est quand même énorme. Dans une société de l’image, qui plus est, de reprendre conversation et dialogue avec tous les sens, en fait... Dans ces sociétés comme aujourd’hui, où des grandes transformations sont en train de s’opérer, avec nos vies numériques, la globalisation, l’éclatement du travail, même de la vie familiale... un art qui s’occupe de nos corps, de nos émotions, de nos sens associés – parce qu’on n’est pas danseurs tout seul, mais dans un collectif –, ça va nous rendre un grand service pour accéder à ces transformations, sans les refuser, sans les prendre trop de front, en restant critique et vigilant sur certains aspects, notamment celui de la marchandisation. Le fait que notamment nos corps, dans les systèmes néolibéraux sont surtout des corps de consommateurs, en fait. Je suis aussi un consommateur, mais ce qu’il y a de très beau avec la danse, c’est que je dis : « il n’y a pas que ça. »
Pensez-vous que le corps a plus que jamais besoin de crier sa place ? Oui. Tout du moins, l’énigme reste complète. Si on revient sur les pas de Spinoza, qui disait « on ne sait pas ce que peut un corps »... Cette énigme reste pleine, malgré les progrès de notre société.
Cette connaissance, c’est aussi votre quête à travers la collaboration avec d’autres disciplines, comme ce géographe, Michel Lussault, invité à votre festival Constellations ? Absolument. Kubilai Khan, au départ, était appelé Comptoir d’échanges artistiques. Je peux inviter un géographe, un écrivain, un plasticien, un sportif... Et on va apprendre l’un de l’autre. Michel Lussault a essayé de dire que la géographie, ce n’est pas que des territoires. L’humain transforme la réalité des territoires.
Vous aimez danser dans des territoires insolites : rues, friches, écoles... Je suis dans la programmation l’année prochaine du Théâtre Liberté, donc ça reste notre écrin, les théâtres, un moment nécessaire. Mais j’essaye aussi de sortir de ce protocole. Comme avec CAAA, par exemple, cette association toulonnaise avec laquelle on travaille (dédiée à l’apprentissage du français, Ndlr). Il s’agit de faire que le public devienne acteur, qu’il devienne artiste d’un moment, passeur. Être artiste, pour moi, c’est être un passeur. On a souvent mis la question sur le terrain de la virtuosité, des dons. Mais en plus de ça, il faut être un passeur. L’année prochaine, Marine Colard, qui anime des ateliers avec CAAA, va travailler sur une « choralangue ». Dans ces ateliers, il y a des gens qui viennent de partout, il y a une trentaine de langues parlées. On parle d’un excès de globalisation, mais en fait la globalisation existe depuis...
... depuis Kubilai Khan ! Oui, depuis Kubilai Khan et la route de la soie. Le choix de ce nom, c’est ça, un pont entre l’Orient et l’Occident... C’est une route, c’est un accès. Le problème, c’est le repli. La peur, c’est une réduction de tous nos sens...