François-Régis Gaudry: «J’aime la cuisine du dépouillement»
Véritable amoureux des bons produits et de la gastronomie, le critique et auteur partage sa passion à la radio chaque semaine. Il se confie sur ce qu’il considère comme « un acte d’amour »
Critique gastronomique, il anime sur France Inter On va déguster, une émission au ton décalé, où les chroniqueurs mangent et boivent en direct les produits dont ils parlent. Mais c’est avant tout un passionné de cuisine et de produits naturels, un amoureux des terroirs, du geste et de la dimension émotionnelle de l’art du bien manger.
Que signifie pour vous l’acte de cuisiner ? On dit souvent que c’est un acte d’amour. Et c’est vrai : en cuisinant, on procure des émotions. Mais cuisiner c’est aussi, de manière un peu égocentrique, se faire aimer. Avant que j’aille la voir en vacances, ma grand-mère de Bastia avait l’habitude de me téléphoner en me demandant ce que je voulais manger. Elle faisait ça parce qu’elle nous aimait, bien sûr, mais dès qu’on ne faisait pas de commentaires sur un plat elle disait, avec son accent, « alors, vous ne me dites rien... » Cuisiner pour les autres, c’est ça, une forme d’échange : on donne autant qu’on reçoit.
Peut-on être à peu près nul en cuisine et être capable de réaliser quelque chose de goûteux ? Franchement, des produits bruts et de saison, bien assaisonnés et dont on connaît un peu l’histoire, il n’y a rien qui me fasse plus plaisir. J’ai été récemment invité chez des amis qui ne savent pas trop cuisiner. Ils étaient allés le matin même chercher une mozzarella qui arrivait d’Italie, des tomates de saison bien choisies, le tout assaisonné avec une très bonne huile d’olive, trois feuilles de basilic et un peu de fleur de sel, et c’était juste exceptionnel ! On n’a pas forcément besoin de faire une cuisine technique pour prendre du plaisir.
Votre métier vous amène à fréquenter assidûment les restaurants. Diriez-vous que l’on peut ressentir autant de plaisir dans une trattoria perdue au fin fond de Rome que dans un établissement étoilé ? Aller dans une trattoria ou partager un repas chez des gens, c’est quelque chose que je recherche de plus en plus. Je l’ai récemment fait à La Réunion ou en Sardaigne, et l’authenticité d’une cuisine familiale qui a été éprouvée par le geste vaut beaucoup d’expériences étoilées. Ça ne veut pas dire que je dénigre les étoilés, évidemment, mais ça me rend plus lucide, moins dupe de ce que j’y mange. Ceci étant dit, il y a dans ces restaurants des chefs auxquels je voue une immense admiration. Pour leur choix de produits, la précision de leur assaisonnement, la justesse de leur cuisson. Souvent, les chefs mettent un peu trop d’ego dans leur cuisine, au détriment des goûts. Je préfère pour ma part la cuisine du dépouillement.
Quand on parle de cuisine de saison, de quoi parle-t-on exactement ? La cuisine de saison permet de renouveler le plaisir au fil de l’année. Une saison qui s’ouvre et qui se ferme, c’est l’attente d’un produit, le plaisir de le retrouver pile-poil au coeur de sa saison, la petite nostalgie de le voir disparaître… C’est le plaisir de voir arriver les premières asperges et les petits pois début mai, les beaux agrumes de nos latitudes en septembre, la truffe, ou comme en ce moment des fruits d’été… C’est aussi une affaire de bon sens, un enjeu écologique.
Si je vous dis terroir, qu’est-ce qui vous vient à l’esprit ? Le terroir, c’est un territoire qui bénéficie de conditions particulières liées à la qualité du sol, au climat, à des gestes humains qui se sont développés au fil des siècles. C’est quelque chose de très français : il n’y a aucun mot équivalent dans les autres langues, aucun terme qui regroupe tous ces paramètres. Le terroir est sans doute, n’ayons pas peur des mots, ce qui fait le génie français. Cette capacité à tirer le meilleur d’un endroit en sélectionnant des produits, en leur appliquant des gestes ancestraux, un protocole, un savoir-faire et un climat. C’est une symbiose assez unique entre l’Homme et la nature.
Pouvez-vous citer des produits de terroir qui vous ont bouleversé ? J’ai découvert un produit qui n’a le goût d’aucun autre et qui, lorsqu’il est bien fait, vous procure une montagne d’émotions. Il s’agit du prisuttu, ce jambon corse AOP fait à partir d’un cochon endémique de race corse, à croissance lente, qui ne mange que des châtaignes et des glands, qui vit en harmonie avec son territoire et duquel les hommes ont réussi à tirer le meilleur parti. C’est un jambon d’une suavité inimitable ! Je pourrais aussi vous parler de Patrick Mercier, en Normandie, qui fait un camembert fermier bio, avec du lait issu à % de vaches normandes alors que l’AOP n’en demande que %, et qui vous laisse par terre.
Dans votre émission, vous faites la promotion de petits producteurs, aux méthodes respectueuses de l’environnement. Mais la masse des gens n’a pas toujours accès à ces produits. Vous ne vous adressez donc pas au plus grand nombre ? Si vous m’aviez posé la question il y a quelques années, je vous aurais dit : « Effectivement, c’est un phénomène un peu bobo ». Mais ces modes de production respectueux de l’environnement, qui limitent au maximum les intrants, sont en train de se propager. L’agriculture paysanne, il y a quelques années, était réservée à quelques magasins bio. Aujourd’hui, les volumes s’accroissent et le prix du légume bio a tendance à baisser et à se rapprocher des produits issus de la culture intensive. Si ces modes de production continuent à faire leurs preuves, en termes d’écologie mais également en termes de goût, le phénomène va s’accentuer.
On dit que le goût est affaire d’éducation. Vous avez déjà goûté les plats servis dans les cantines scolaires ? C’est une catastrophe. Mais c’est aussi lié au fait que les cuisiniers n’ont rien : pas de feux, pas de poêles, pas d’économe... Ils reçoivent des barquettes et ils réchauffent... C’est tout. Ce qui est terrible, c’est de constater que, durant la période où le palais de l’enfant est le plus malléable, on ne l’éveille absolument pas au goût en lui servant une nourriture insipide !
Vous réussissez avec succès à parler de cuisine à la radio (), ce qui est une gageure. Comment faites-vous ? Quand on m’a proposé de faire une émission en , je trouvais en effet qu’il y avait un paradoxe à parler de quelque chose d’aussi visuel, sensoriel et olfactif que la cuisine dans un poste de radio. Mais en fait, en étant au contact de ce qu’on mange – puisque nous mangeons pendant l’émission –, on a sans doute développé une sorte d’enthousiasme communicatif. Ce qu’on veut, c’est offrir des moments de partage et de convivialité avec des chefs, des producteurs, qui ont envie de transmettre des recettes et des émotions. Et ça a l’air de marcher.
Le repas idéal pour vous, c’est quoi ? C’est un repas entre copains ou en famille, dans la simplicité, avec une attention aux produits et avec la volonté de s’immerger dans le contexte. Quand je suis en Corse par exemple, il n’y a rien qui me fait plus plaisir que d’aller voir les beurriers du Nebbiu, d’acheter mes fruits et mes légumes à un maraîcher de la plaine, d’aller « au cul du bateau » acheter des dorades, d’acheter mon vin à la propriété… Ça n’est pas du snobisme. Cela correspond à l’idée de mettre un visage sur les produits que vous consommez. Le repas idéal, c’est le produit de cette chasse au trésor. Et le plaisir d’être entouré.
Pas besoin de faire une cuisine technique pour prendre du plaisir”