Les dessous d’une « agro-mafia »
Au départ de l’enquête sur « l’or rouge », il y a les souvenirs d’une grand-mère faisant elle-même son coulis de tomates à Méounes-lès-Montrieux. « Le coulis, c’était une tradition familiale », dit JeanBaptiste Malet. Et puis, il y a les barils bleus, venus par containers de Chine, aperçus derrière la clôture de l’usine du Cabanon (à Camaret-sur-Aigues dans le Vaucluse), lors de son enquête sur Jacques Bompard, en 2011. Jean-Baptiste Malet s’intéresse alors à l’histoire de cette usine, rachetée en 2004 par un général de l’armée chinoise, Liu Yi. Le journaliste découvre que les tomates ne sont plus transformées sur place. Le concentré arrive directement de Chine pour être mis en boîte à l’usine de Camaret, elle-même produisant pour des marques de distributeurs. « Le produit n’a plus de provençal que le nom», souligne-t-il. Il s’aperçoit que l’une des destinations phares du concentré chinois est l’Italie (Naples). Intrigué, le journaliste remonte la filière. Il découvre que le concentré de tomates, vendu sous étiquette « Made in Italy », est en réalité lui aussi fabriqué en Chine. Une « agro-mafia » qui mêle tromperie du consommateur et exploitation de migrants dans la filière.
« Une dimension criminelle »
« À l’origine, les Italiens ont installé leurs usines dans le Xinjiang. Les Chinois ne les payaient pas en cash mais fournissaient aux traders italiens des barils de concentrés de tomates, fabriqués avec de la main-d’oeuvre pas chère, des prisonniers des goulags, des Ouïghours. » Il explique comment les Italiens remettent en bouteille ce concentré chinois pour le revendre sur le marché africain. « Mais à partir des années 2000, les Chinois se mettent à produire leurs propres conserves. On se retrouve avec les Italiens qui vendent leurs boîtes avec des petits drapeaux italiens sur le marché africain, et des Chinois qui vendent aussi en Afrique sous des noms comme Bonita. Cette concurrence, c’est l’Italie contre la Chine, mais au final, tout le monde vend du produit chinois ! », raconte Jean-Baptiste Malet. Pire, certains produits chinois, commercialisés au Ghana, sont coupés, jusqu’à 70 %, avec des additifs. « Ils ont un chimiste qui coupe la came, comme pour la drogue. » Des produits qui s’avèrent frelatés, alimentant une population archi-pauvre remplissant les poches des grands groupes industriels : c’est la morale de cette histoire. En Chine, le journaliste parvient à visiter l’usine Cofco, numéro un mondial qui vend aux multinationales comme Heinz, Nestlé, Unilever. « J’ai pu assister à une récolte de tomates. Des familles Ouïghour en haillons, des enfants ramassaient les tomates dans une atmosphère lourde, un ciel laiteux et une chaleur écrasante, payés 1 centime le kilo de tomates ramassé.» C’est à ce prix que le consommateur mange les sauces tomate les moins chères du monde. « Il y a une dimension criminelle, souligne l’auteur. Les producteurs européens de tomates travaillent correctement et se retrouvent en concurrence avec des esclavagistes. Grâce au néolibéralisme et aux règles de l’UE, on est inondé de produits chinois. On ne cesse de nous dire que la concurrence est saine, mais aujourd’hui, quand on achète du concentré de tomates en supermarché, malgré les différences de gammes et de marques, tout est parfois produit dans la même usine en Chine. Et ça, le consommateur ne le sait pas. »