Le ministre de la Justice de Monaco contraint au départ
Philippe Narmino, le directeur des services judiciaires de la Principauté, a annoncé, hier, sa décision de quitter ses fonctions. L’affaire Bouvier-Rybolovlev n’y est pas étrangère…
C’était inéluctable. Mis en cause à plusieurs reprises dans la gigantesque affaire opposant le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev et le marchand d’art suisse Yves Bouvier, Philippe Narmino pouvait difficilement continuer à occuper les fonctions de directeur des services judiciaires de Monaco, l’équivalent du ministre de la Justice en France. Hier, ce Monégasque de 63 ans, grand patron de l’institution judiciaire monégasque depuis 2006, a décidé de partir en retraite un an plus tôt que prévu.
« Monacogate » ?
« À l’orée d’une nouvelle année judiciaire, j’ai pris la décision de renoncer à la poursuite de mes fonctions en demandant à faire valoir mes droits à la retraite anticipée. Les mises en cause personnelles dont je fais l’objet et les attaques répétées subies par l’institution judiciaire ne me permettent plus d’en assurer convenablement la charge », confesse l’intéressé dans un communiqué adressé à la presse hier à 14 h 06. L’heure a son importance. Ce texte a été envoyé très exactement deux heures après la publication, sur le site du journal Le Monde, d’une enquête fouillée sur l’affaire BouvierRybolovlev, au titre peu équivoque : « Le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev au centre d’un “Monacogate”». Dans les couloirs du gouvernement comme du Palais princier, on assure que c’est un hasard, que c’était dans les tuyaux depuis quelque temps. Mieux, « la décision était déjà prise depuis hier (mercredi, NDLR) et n’attendait plus que le feu vert du prince, qui est actuellement au Chili », jure-t-on. Hasard ou pas, l’article aura sans doute précipité les choses. Le Monde, en effet, met gravement en cause Philippe Narmino dans son enquête, sur la foi de SMS échangés avec Tetiana Bersheda, l’avocate du président de l’AS Monaco.
Rappel de l’affaire
Pour bien comprendre cette affaire à tiroirs, il faut remonter à 2015. Le 9 janvier, via deux sociétés familiales, Dmitri Rybolovlev, grand amateur de tableaux de maîtres, porte plainte pour escroquerie et complicité de blanchiment contre Yves Bouvier, un marchand d’art suisse qui lui a permis d’acquérir une quarantaine d’oeuvres exceptionnelles – des Picasso, Modigliani, et autres Rothko –, et son associée Tania Rappo. Le Russe accuse les deux Suisses d’avoir réalisé des marges exorbitantes, frisant le milliard d’euros sur dix ans, sans commune mesure avec ce qui était prévu. Ce que conteste la défense de Bouvier (lire ci-dessous). Dans le cadre de cette enquête, le juge d’instruction monégasque Edouard Levrault a saisi le téléphone portable de Tetiana Bersheda et ordonné une expertise de son contenu. C’est là que les choses se corsent. L’expert en téléphonie a exhumé des milliers de SMS très embarrassants et pour le clan Rybolovlev et pour la Principauté, échangés notamment avec le chef de la police judiciaire de Monaco et son adjoint, Christophe Haget et Frédéric Fusari, toujours en fonction. Pour le moins, ces textos montrent une certaine complicité entre l’avocate et les policiers. Ils laissent aussi supposer que la première aurait orchestré l’interpellation et la garde à vue d’Yves Bouvier et Tania Rappo, le 25 février 2015 à Monaco (nos éditions du 24 août).
« Intérêt supérieur de la justice»
Le Monde s’est procuré d’autres SMS que Tetiana Bersheda a échangés avec Régis Asso, l’ancien directeur de la Sûreté publique de Monaco, à la retraite depuis 2016, et Philippe Narmino. On y découvre, dans les deux cas, des échanges complices, des invitations, des cadeaux. De quoi alimenter largement les soupçons de collusion, de manipulation de la police et de la justice monégasque. Les avocats de Rybolovlev, qui rejettent ces accusations, maintiennent leur position, ne souhaitant apporter « aucune réponse (...) aux multiples et vaines manoeuvres, médiatiques ou judiciaires, visant à éloigner le public du fond du dossier : une enquête instruite à Monaco pour escroquerie et blanchiment ». Philippe Narmino, lui, ne pouvait rester sourd et muet plus longtemps. «Ma décision de retrait est avant tout commandée par l’intérêt supérieur de la justice monégasque qui doit pouvoir continuer à s’accomplir avec la sérénité requise», reconnaît-il dans son communiqué. Il ajoute: «Je retrouverai de ce fait ma liberté de parole et d’action, après près de quarante ans passés au service de la Justice durant lesquels je n’ai jamais cessé de faire prévaloir les principes garants de son bon fonctionnement. »
Le prince salue cette décision
Deux heures plus tard, un communiqué de presse du Palais princier était publié, annonçant que le prince Albert II venait « d’accepter la demande [du directeur des services judiciaires de Monaco] de faire valoir ses droits à la retraite anticipée». Le souverain «salue cette décision qui honore ce haut serviteur de l’État et marque son attachement à la prééminence de l’intérêt général ». En outre, «dans le cadre de la campagne médiatique actuelle de nature à perturber le cours normal de la Justice et à tenter de la discréditer», le souverain «réaffirme sa confiance dans les institutions judiciaires qui ne sauraient fonctionner que dans le respect des principes, droits et libertés constitutionnellement garantis». Il indique par ailleurs renouveler Philippe Narmino «dans ses fonctions de vice-président de la CroixRouge monégasque». Histoire de préserver les apparences, en attendant les suites de l’enquête.