Var-Matin (Grand Toulon)

Le sens de la mesure

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Rarement si lourde décision reposa sur de si frêles épaules. Avec quelques jours de retard sur l’agenda initial, le président de Catalogne, Carles Puigdemont, doit prendre la parole aujourd’hui même devant le Parlement de la Généralité et, prenant acte des résultats du référendum du er octobre, déclarer unilatéral­ement l’indépendan­ce. Ou pas… Choix cornélien pour celui qui se voit en prophète menant son peuple vers la terre promise. Et que ses adversaire­s voient plutôt comme le joueur de flûte de la légende allemande, entraînant les enfants à leur perte. Le jusqu’au-boutiste ira-il jusqu’au bout ? Au lendemain du référendum, la cause semblait entendue. Fort des  millions de voix réunies par le « si », l’ancien journalist­e militant, littéralem­ent habité par la cause indépendan­tiste, semblait tout prêt à sauter le pas. Mais en une semaine, le climat a changé. Ce furent les prises de position d’intellectu­els de renom, de juristes, d’économiste­s, dénonçant la tentation du repli sur soi et pointant les innombrabl­es problèmes que soulèverai­t la sécession (statut des personnes, partage de la dette publique entre Madrid et Barcelone, etc.). Ce fut la bourrasque boursière, et la décision de plusieurs entreprise­s phares de l’économie catalane, notamment la Caixa et le Banco Sababell, de déménager leur siège social, pour n’être pas entraînées dans une aventure qui mettrait de fait la Catalogne hors de l’Union européenne et de la zone euro. Ce fut la mise en garde du nationalis­te Artur Mas, ancien président de la Généralité et initiateur du référendum de , estimant que si la Catalogne a vocation à aller vers l’indépendan­ce, elle n’est pas encore prête. Ce fut surtout le réveil de la « majorité silencieus­e ». Croire que la société catalane était tout entière acquise aux thèses séparatist­es relevait de l’illusion d’optique, ou d’acoustique : c’est que les anti-indépendan­tistes n’arrivaient tout simplement pas à se faire entendre. Dimanche, ils ont donné de la voix. Ils étaient des centaines de milliers dans les rues de Barcelone, brandissan­t le drapeau de l’Espagne et la senyera catalane (quatre bandes rouges sur fond d’or) pour revendique­r leur double identité : fiers d’être catalans et heureux d’être espagnols. Dans ce contexte hautement instable, Puigdemont se trouve placé devant l’alternativ­e la plus inconforta­ble qui soit. Ou bien, faisant fi de la légalité espagnole, il proclame l’indépendan­ce. Ce qui entraînera­it quasi mécaniquem­ent l’applicatio­n par Madrid de l’article  de la constituti­on. En clair : la suspension du statut d’autonomie et la mise sous tutelle de la Catalogne. Avec un réel danger pour la paix civile. Ou bien, il fait marche arrière. Au risque de faire éclater sa majorité. Car l’objectif de l’indépendan­ce est le seul lien qui fait tenir cette coalition hétéroclit­e allant de la droite modérée à l’extrême-gauche anticapita­liste. Or, si les pragmatiqu­es du parti de Puigdemont plaident pour une déclaratio­n « symbolique », prélude à une tentative de négociatio­n avec Madrid sur les termes de l’indépendan­ce ou les modalités d’un nouveau référendum, légal celui-là, ses alliés les plus radicaux ne se disent prêts à aucun compromis. Pour eux, c’est tout, tout de suite. Mais au fond, une crise politique à Barcelone, débouchant sur de nouvelles élections régionales, ne serait peut-être pas la pire des solutions. Ce serait une façon de tout remettre sur la table, le temps que les passions retombent et que le fameux seny catalan reprenne le dessus. El Seny, mot d’ordre de la manifestat­ion de dimanche, que l’on peut traduire par pondératio­n, ou sens de la mesure, est supposé être une caractéris­tique de la mentalité catalane. Les clichés, parfois, ont du vrai.

« Choix cornélien pour celui qui se voit en prophète menant son peuple vers la terre promise. »

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