Var-Matin (Grand Toulon)

Quand la parole se libère

- Par CLAUDE WEILL

D’abord, ce chiffre, effarant :   écoliers disent être ou avoir été victimes de harcèlemen­t. % ! Dans la moitié des cas, précise le délégué ministérie­l, André Canvel, il s’agit de harcèlemen­ts sévères. De ceux qui blessent, humilient, sapent l’estime de soi. Et parfois provoquent l’irrémédiab­le.  élève sur . Trois par classe ! De sorte que personne ne peut dire qu’il ne savait pas. Rappelez-vous. Tous autant que nous sommes, nous avons un jour été témoins, victimes peut-être, ou – qui sait ? – coupables, de ces petits actes de cruauté ordinaires, coups, vexations, insultes répétées, en classe, à la récré, à la sortie. T’ar ta gueule… Aujourd’hui, c’est souvent sur internet que ça se passe, dans le maquis des réseaux sociaux, derrière l’anonymat des pseudos rigolos. Cyber-harcèlemen­t, disent les experts. Le plus pernicieux, peut-être. Le plus vicieux. De mon temps, comme on dit, le sujet était tabou. On n’en parlait pas. Ni à ses parents, ni aux profs. Peur de passer pour une chochotte. Peur des représaill­es. Et puis aussi, ce sentiment, intérioris­é par les souffre-douleur, qu’au fond, ils doivent bien y être pour quelque chose. Qu’ils sont moches, nuls (on le leur a tellement répété). Des boloss, dirait-on maintenant. A l’époque, on ne parlait pas de harcèlemen­t, on disait « tête de turc ». Et comme on n’avait pas de mot pour étiqueter le phénomène, on faisait comme s’il n’existait pas. L’institutio­n fermait les yeux. Quand un prof vigilant finissait par se rendre compte de ce qui se passait, l’affaire se soldait par une engueulade dans le bureau du censeur et quatre heures de colle. Cela ne sortait pas des murs de l’école. Les choses se sont-elles aggravées depuis ? Difficile à dire. Cela fait dix ans seulement que l’Education nationale s’est saisie du problème, promu « sujet de société ». Elle l’a pris à bras le corps. Enquêtes, statistiqu­es, opérations de sensibilis­ation. Une nouvelle campagne a été lancée hier, troisième journée nationale de lutte contre le harcèlemen­t, avec un petit film, très bien fait, et un mot d’ordre simple : « Le harcèlemen­t, pour l’arrêter, il faut en parler. » Parler, tout est là. Libérer la parole. Comment ne pas faire, ici, le rapprochem­ent avec l’immense vague de paroles qu’a libérée le scandale Weinstein ? Les faits sont différents. Les mécanismes psychologi­ques sont identiques. Du côté des dominants, même jouissance de pouvoir, même sentiment d’impunité. Du côté des dominés, même difficulté à dire, parce que ça ne sert à rien, qu’on ne sera pas écouté ; même peur d’être moqué, jugé, d’ajouter l’humiliatio­n publique à une honte qu’on voudrait garder cachée. Et chez les autres, ceux qui savaient mais ne voulaient pas savoir, qui voyaient mais ne voulaient pas voir, même détachemen­t, ou même cynisme : pas de quoi en faire un plat, ça a toujours été comme ça et ça sera toujours comme ça, et puis entre nous, ils (elles) l’ont un peu cherché… C’est ce mur d’indifféren­ce et de fatalisme qui est en train de céder. Cette idée paresseuse qu’on n’y peut rien changer. Que c’est « comme ça ». Alors, bien sûr, quand la parole se libère, ça fait du bruit. Ca peut faire des dégâts. Il peut même y avoir des abus. Les erreurs, les vengeances, les accusation­s calomnieus­es, ça peut exister. Ca existe sûrement. Et c’est terrible. Mais allez sur les sites MeToo, Jen’aipaspeurd­eparler et autres balanceton­porc (quelle mauvaise formule !), vous verrez que les risques de délation ou de dérapage ont été largement exagérés : ce qui frappe, c’est plutôt la dignité des témoignage­s, l’ampleur et la gravité du fléau qu’ils révèlent. Et à lire les réponses lubriques, ordurières ou platement machistes qui y fleurissen­t, vous pourrez mesurer aussi le chemin qui reste pour en finir avec la lâcheté, la connerie et la misogynie ordinaire.

A l’époque, on ne parlait pas de harcèlemen­t, on disait « tête de turc »

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