La fureur de vivre
Quand il téléphonait à ses proches, il disait : « Allô, c’est Johnny ». Un blanc. Puis, comme s’il était utile de préciser : « Johnny Hallyday ». Jean-Philippe Smet, ou l’histoire d’un saltimbanque qui n’a jamais réussi à se prendre tout à fait pour ce qu’il était : un monstre sacré. De ces rares stars (Marilyn, Elvis) dont le prénom suffit. À quinze ans, on se cherche, à quarante on se trouve. Johnny, éternel « teenager », se sera très longtemps cherché. On l’a connu rocker et chanteur de charme, culturiste et hippie, noceur « destroy » et sportif bodybuildé, bad boy et papa poule, milliardaire et fauché (mais oui !). Avancer, bouger, tourner la page et passer à autre chose. On ne vit que mille fois... En près de ans de carrière, il aura touché à tous les genres musicaux. Changé de compositeurs, de paroliers, changé de femme (souvent), changé mille fois de style vestimentaire et de coiffure. Changé de gueule, même, et fini par se faire une drôle de tête de pirate, bouc maigrichon et moustache queue de rat – et dans un visage dévasté par l’âge, la maladie et les nuits blanches, les mêmes yeux, si bleus, si pâles. Des yeux de loup. Des yeux d’enfant. On a moqué son caméléonisme. On avait tort. C’est en changeant qu’il restait lui-même. À l’affût. En phase. Se construisant par retouches, ajoutant toujours de nouvelles facettes à son personnage. C’était un hommepuzzle. Capable d’interpréter avec la même conviction Itsy bitsy petit bikini, Ma gueule ou l’Ave maria de Schubert – et même la scie « Allez
les Bleus, on est tous ensemble ». De chanter à la Fête de l’Huma et de copiner avec Sarkozy. Si profondément français, fan de Brel, d’Aznavour, de Brassens, et en même temps fou d’Amérique, ou d’une certaine mythologie US, Presley, le far-west, les santiags, la Route ... Il était généreux, prodigue même, et sensible à l’injustice. Ça ne l’empêchait de râler contre l’assistanat, les grèves et les heures. Il aimait les gens, pas les impôts. De droite, Johnny ? Disons plutôt légitimiste. Et pourtant – paradoxalement – rebelle à sa manière, plus existentielle que politique. En un mot : rock’n’roll – notion difficile à classer politiquement. Rebelle sans cause, pourrait-on dire, pour reprendre le titre d’un film culte de l’époque (Rebel Without a Cause, avec James Dean), en français La Fureur de vivre. L’expression colle parfaitement à ce qu’incarnait Johnny Hallyday. Il était d’une génération qui n’avait pas encore mis de mots sur sa colère et ce mal de vivre que la génération habillera de slogans situationnistes ou marxistes-léninistes. Johnny passera à côté de Mai-. Et réciproquement. Mais les causes se démodent. Les rêves de Mai se sont envolés. Johnny est resté. Il y avait chez ce gosse sans père, cet enfant de la balle, une difficulté d’être, une énergie du désespoir, une insécurité impossible à mettre en mots, pour lui qui les maîtrisait mal. Il les a mises dans sa musique, dans sa voix de fauve, aux modulations de chanteur de flamenco. Les chagrins, les blessures, les déprimes et les moments d’euphorie, les accidents de bagnole, les chutes et les rédemptions, il a tout partagé. Il s’est mis à nu. Et c’est pour ça qu’on lui a tout pardonné, les cuites et les bagarres, la drogue, les infidélités, ses looks improbables, et même ses démêlés avec le fisc. C’était notre Jojo. Le rocker national. Avec le temps, le yéyé qui effrayait le bourgeois était devenu une institution. Transcendant les générations et les étiquettes politiques. Aussi populaire chez les profs de la Sorbonne que chez les chauffeurs routiers. Un des rares artistes, avec Piaf, à avoir effacé la frontière entre culture « chic » et culture populaire. À l’annonce de sa mort, Emmanuel Macron a tweeté « on a tous quelque
chose en nous de Johnny ». Pas faux. Mais l’inverse serait plus exact : Johnny avait en lui quelque chose de chacun de nous.
« Il était généreux, prodigue même, et sensible à l’injustice. Ça ne l’empêchait de râler contre l’assistanat, les grèves et les 35 heures. Il aimait les gens, pas les impôts. De droite, Johnny ? Disons plutôt légitimiste. Et pourtant – paradoxalement – rebelle à sa manière, plus existentielle que politique. En un mot : rock’n’roll. »