Les règles du club
Bien sûr, nous ne sommes encore qu’au début, au tout début, de la procédure tortueuse qui pourrait conduire à priver la Pologne de son droit de vote au Conseil européen – et qui, plus probablement, n’aboutira jamais, tant le parcours est hérissé d’obstacles (à commencer par la capacité d’obstruction de la Hongrie). Bien sûr, la première réaction du président polonais Andrzej Duda a été de défier les instances européennes en promulguant tout aussitôt les deux textes qui sont au coeur du contentieux : deux réformes du système judiciaire polonais dont Bruxelles considère – à juste titre – qu’elles portent gravement atteinte à l’indépendance de la magistrature et à la séparation des pouvoirs. Connaissant l’attachement des polonais à leur souveraineté, et la dérive autoritariste du pouvoir polonais, dirigé par le parti national-populiste Droit et Justice (PiS), c’est le contraire qui aurait été surprenant : que Varsovie cède à la première sommation. On aurait tort pourtant de tenir pour une simple péripétie, un coup d’épée dans l’eau, la décision de la Commission de brandir l’arme fatale : l’article du traité européen, permettant de sanctionner un Etat membre coupable de « violation grave et persistante des valeurs » de l’Union. C’est une première. Une date. Un acte politique majeur. On a trop tendance à l’oublier, l’Europe, ce n’est pas seulement une zone de libre échange, un guichet à subventions, et une machine à produire à l’infini des normes et des règlements indéchiffrables. L’Europe, ce sont d’abord des « valeurs », que le traité énumère dès son article (avant même qu’il y soit question du marché commun et de l’union économique et monétaire) : respect de la dignité humaine, liberté, démocratie, égalité, Etat de droit. C’est ça, la charte du club. C’est pour promouvoir ces valeurs (et pour construire un avenir de paix) que les fondateurs ont inventé l’Europe. Et c’est au nom de ces mêmes valeurs qu’ils ont accueilli, quoi qu’ils en aient, nos voisins de l’Est tout juste libérés du joug soviétique. Souvenir de discussions avec ceux qui, à Paris, étaient alors en charge : « L’élargissement est un mal inévitable. Cela va nous créer énormément de problèmes. Mais on ne peut pas faire autrement : on ne ferme pas la porte à des peuples qui ont choisi la démocratie. » On avait sous-estimé les problèmes. Et surestimé l’ancrage démocratique de certains pouvoirs, qui bousculés par le libéralisme, l’occidentalisation des moeurs, l’ouverture des frontières, lorgnent aujourd’hui vers cette forme extrême de populisme musclé qu’on nomme « démocrature ». Un régime chauve-souris qui voudrait continuer à profiter des avantages de l’Europe (et des ses subsides) sans avoir à en respecter les principes. Eh bien non. Les uns ne vont pas sans les autres. Europe oblige. En brandissant l’arme de l’article – inspiré à l’origine, rappelons le, par les craintes que suscitait l’accession de l’extrême-droite autrichienne au gouvernement, en (déjà) – la Commission lance plus qu’une procédure : un rappel à l’ordre, qui vaut tant pour la Pologne que pour la Hongrie autoritaire et xénophobe de Viktor Orban, et peut-être d’autres demain. Le message est clair : les règles du club sont les mêmes pour tous. Elles ne sont pas négociables.
« Un rappel à l’ordre, qui vaut tant pour la Pologne que pour la Hongrie autoritaire et xénophobe de Viktor Orban, et peut-être d’autres demain. »