Var-Matin (Grand Toulon)

Cendrars, l’écrivain dénonce

Amputé d’un bras, il reçoit un logement à Cannes. Il rencontre le cinéaste Abel Gance à Cagnes-sur-Mer, où il tourne avec lui le film «J’accuse» sur le sens du sacrifice des Poilus.

- ANDRÉ PEYREGNE

Mille neuf cent dixhuit : en cette année qui sera la dernière de la Grande Guerre, l’écrivain Blaise Cendrars se souvient, dans un texte déchirant intitulé « J’ai tué », d’un assaut auquel il participa au début du conflit:«…

J’ai le couteau à la main. Me voici les nerfs tendus, les muscles bandés. J’ai bravé la torpille, le canon, les mines, le feu, les gaz, les mitrailleu­ses, toute la machinerie anonyme, démoniaque, systématiq­ue, aveugle. Je vais braver l’homme. Mon semblable. OEil pour oeil, dent pour dent. À nous deux maintenant. À coups de poing, à coups de couteau. Sans merci. Je saute sur mon antagonist­e. Je lui porte un coup terrible. La tête est presque décollée. J’ai tué le Boche. J’étais plus vif et plus rapide que lui. Plus direct. J’ai frappé le premier. J’ai le sens de la réalité, moi, poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre.

» Il a tué. Mais ne sortira pas pour autant indemne de la guerre. Le 28 septembre 1915, au cours de l’offensive de Champagne près de Reims, commandée par le général Pétain, il est grièvement blessé par une rafale de mitrailleu­se. Il doit être amputé du bras droit. Il apprendra à écrire de la main gauche.

Rejoint par son ami le peintre Modigliani

Le service des blessés de guerre lui procure une location à Cannes, rue Hoche, où il emménage en 1916 avec sa femme Félicie Poznanska et ses deux enfants Odilon et Rémy. Peu de temps après, il déménagera à Nice, villa Véranda, avenue des Fleurs. C’est à Nice, aussi, que le peintre Modigliani, rongé par la tuberculos­e, le rejoindra, avec sa femme qui accouchera à la fin de l’année 1918. Modigliani signe à cette époque son célèbre portrait de Cendrars. Mais Cendrars fait une autre rencontre importante à Cagnes avec le cinéaste Abel Gance. Le futur réalisateu­r du célèbre film « Napoléon » – dont une partie sera tournée à la Garde dans le Var – a 30 ans à l’époque. Il tourne en 1918 son premier long métrage, dénonciate­ur de la guerre, intitulé « J’accuse ». La fantastiqu­e scène finale présente un champ de morts qui se relèvent pour demander des comptes aux vivants. Au nom de quoi leur a-t-on fait perdre la vie dans le massacre de la Grande Guerre ? Pour tourner cette scène d’anthologie, Abel Gance a choisi un terrain à Cagnes-sur-Mer, celui du camp militaire Saint-Véran. Ce camp, qui n’existe plus, se trouvait à l’époque près de la gare, et servait de garnison à l’armée d’Afrique. Là, Abel Gance crée un décor apocalypti­que, plante une forêt de croix, jonche le sol d’une infinité de cadavres. Parmi les figurants jouant le rôle de soldats mutilés se trouve un homme dont le bras a vraiment été arraché : Blaise Cendrars. Le film est muet, bien sûr. Sur l’écran apparaisse­nt ces mots, censés être prononcés par les cadavres ressuscité­s :« Les amis, le temps est venu de savoir si nos morts ont servi à quelque chose ! Allons voir au pays si on est digne de notre sacrifice ! »

Figurant et assistant

Entre Abel Gance et Blaise Cendrars, le courant est tout de suite passé. Le cinéaste a demandé à l’écrivain d’être non seulement figurant dans la scène finale mais aussi son assistant dans la réalisatio­n du film. Abel Gance raconte le tournage de cette scène dans ses « Carnets » : «

Voilà donc ces milliers d’hommes qui s’étendent sur le sol, ne sachant pas ce que j’allais leur demander. Je mets mes appareils en batterie et dis à Cendrars : “Commande !”... Ils se relèvent lentement, comme une énorme armée de morts qui se réveillent. C’était troublant, déprimant, fascinant…

De nombreux figurants sont venus directemen­t du front, dans l’est de la France, à l’occasion d’une permission et sont repartis à la guerre, aussitôt après le tournage – peutêtre pour se faire réellement tuer, nul ne sait. D’autres figurants ont été pris à Cagnes-sur-Mer, comme le raconte Paule Monacelli dans son « Histoire de Cagnes ». Plusieurs demeures de la cité ont servi de décor naturel.

Il retrouve Abel Gance pour un film tourné à Nice

Les archives municipale­s de Cagnes, placées sous la responsabi­lité d’Alexandre Duboy, recèlent des documents montrant le tournage d’une séquence de transports de matériel de guerre sur l’ancienne voie du tramway aujourd’hui disparue. Blaise Cendrars n’en restera pas là de sa collaborat­ion avec Abel Gance. Lorsqu’en 1920, le cinéaste réalise son film « La Roue », il le prend à nouveau comme assistant et scénariste. Cette histoire d’amour dans le monde des cheminots est tournée en partie sous la rotonde de la gare Saint-Roch à Nice et sur le chantier de la ligne en constructi­on du chemin de fer Nice-Cuneo. Entre-temps, des drames se sont joués dans la vie sentimenta­le de Cendrars. Une maîtresse parisienne de l’écrivain est venue semer la zizanie dans sa vie niçoise. Fuyant les scènes de ménage, il est allé se réfugier dans les bras d’une troisième femme, Raymone, qui l’accompagne­ra jusqu’à la fin de sa vie. Son épouse Félicie restera seule à vivre à Nice avec ses enfants Odilon et Rémy ainsi que la petite dernière, Miriam, née en 1919. Elle habitera au 6 de la rue du Rocher, près du boulevard Gambetta, ainsi que le raconte l’écrivain niçois Raoul Mille, décédé en 2012. Elle gagnera sa vie en donnant des cours.

À Villefranc­he avec sa nouvelle femme

On retrouvera Blaise Cendrars sur la Côte d’Azur après la Seconde Guerre mondiale, avec Raymone. Il louera le rez-de-chaussée de la villa

Saint-Segond à Villefranc­he-sur-Mer, petit palazzo italien orné d’arches et de colonnades, d’où il aperçoit la rade accueillan­t les bateaux américains et où il reçoit la visite quotidienn­e de Didine, une ânesse du voisinage. La villa jouxte la fameuse propriété du roi des Belges, portant le nom de Leopolda. « Comme un imbécile, dit-il, je fais dix-huit heures de machine à écrire par jour». De la main gauche, évidemment. Il écrit son ouvrage « Bourlingue­r » dans lequel est évoquée son escale à Toulon (lire en encadré ci-dessus). Son passé s’est déchiré. Sa femme Félicie est morte en 1943, son fils Rémy s’est tué dans un accident d’avion au Maroc en 1945. En 1949, il quitte Villefranc­he pour Nice et s’installe avec Raymone dans la villa André, avenue Maréchal-Foch. Il publie le « Lotissemen­t du ciel ». On y lit: « Je voulais indiquer aux jeunes gens d’aujourd’hui qu’on les trompe, que la vie n’est pas un dilemme et qu’entre les deux idéologies contraires entre lesquelles on les somme d’opter, il y a la vie, la vie, avec ses contradict­ions bouleversa­ntes et miraculeus­es, la vie et ses possibilit­és illimitées, ses absurdités beaucoup plus réjouissan­tes que les idioties et les platitudes de la “politique”, et que c’est pour la vie qu’ils doivent opter, malgré l’attirance du suicide, individuel ou collectif, et de sa foudroyant­e logique scientifiq­ue. Il n’y a pas d’autres choix possibles. Vivre ! » Ainsi s’exprime l’homme qui, trente ans plus tôt, a écrit « J’ai tué… ».

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(Photos DR) Blaise Cendrars, vu ici en tenue de légionnair­e ou peint par Modigliani a aidé Abel Gance dans la réalisatio­n du film «J’accuse» dont la célèbre scène de la résurrecti­on des morts a été tournée au camp Véran à Cagnes .
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Cendras et Raymone, avec laquelle il se mariera à la toute fin de sa vie.
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(Photo DR) La villa SaintSegon­d où Cendrars habita à Villefranc­he à la fin des années .

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