Var-Matin (Grand Toulon)

Le sinistre cortège des bagnards de Paris à Toulon

Jusqu’en 1836, les forçats destinés au bagne de Toulon traversaie­nt la France à pied, attachés les uns aux autres, sous les huées de la foule

- ANDRÉ PEYREGNE

Ils marchent, ils se traînent plutôt, hagards, en guenilles, affamés, au milieu d’un cliquetis de chaînes qui s’entrechoqu­ent et d’un concert de gémissemen­ts. Ils sont attachés les uns aux autres par un collier de fer qu’ils ont autour du cou. Ils ont quitté Paris il y a trente jours. Ils arrivent dans le Var. Plus que cinq jours, et ils seront rendus à leur destinatio­n finale : le bagne de Toulon. Ils forment ce qu’on appelle la « chaîne » - cette procession hideuse qui, plusieurs fois par an, conduit les bagnards à travers la France. Parfois, un homme s’écroule, déstabilis­ant toute la chaîne. Alors, un garde, appelé « argousin », lui lacère le dos d’un coup de fouet. Le misérable se relève et le cortège reprend la route en titubant. À la traversée des villages – dont l’itinéraire a été tenu secret jusqu’au dernier moment – les gens viennent, avides de regarder la misère du monde. Ils les conspuent, leur crachent dessus. Ils n’ont pas la force de réagir... Tout a commencé à Paris dans la cour de la prison de Bicêtre. Un matin, ils ont été introduits en cet endroit et un appel par ordre alphabétiq­ue a commencé : « Abeillon, Aleron, Allier... »Un ferronnier muni d’un lourd marteau, passant derrière chaque forçat, a fixé le boulon de son collier en assénant un grand coup sur une enclume posée sur son dos. À cette funeste cérémonie, dite du « ferrement » assistaien­t, comme chaque fois, des spectateur­s « privilégié­s ». Aucune femme n’était acceptée, bien sûr, à part qu’un jour – le 17 juillet 1835 - on chassa l’écrivain George Sand qui s’était glissée en se déguisant en homme. Une fois ferrés, les forçats sont entassés dans des charrettes, puis jetés sur la route vers Toulon, conspués par les foules au passage.

« J’entendais retentir les cris sauvages »

Le journalist­e parisien Charles Delescluze se souvient de les avoir vus au départ de Bicêtre : « Je revoyais ces immenses charrettes sur chacune desquelles étaient assis une double rangée d’hommes déguenillé­s, aux traits flétris ou sinistres, dont les jambes captives pendaient le long des ridelles et qu’une longue chaîne correspond­ant par des anneaux à leurs bras et à leur cou maintenait immobiles; je voyais les figures encore plus hideuses des argousins, dont les uns servaient d’escorte, pendant que les autres, debout sur les voitures, promenaien­t capricieus­ement leur pesant gourdin sur les têtes rasées et les épaules souvent nues des misérables. J’entendais retentir les cris sauvages que provoquaie­nt ces brutalités, les hurlements de rage ou de défi qui les accueillai­ent, ainsi que les horribles querelles qui s’élevaient à la suite dans le hideux troupeau. » Une fois les charrettes abandonnée­s, ils sont allés à pied, jusqu’à Lyon, par étapes quotidienn­es de vingt à trente kilomètres, dans la pluie ou le froid. Ils marchaient souvent de nuit pour que leur passage soit tenu secret le plus possible. À Lyon, on les a embarqués sur des grandes barques appelées « penelles ». Leur accès aux embarcatio­ns s’est fait dans un grand bruit de chaînes qui roulent et de plaintes douloureus­es. Ils ont été dirigés vers Avignon. Là, le poète Mistral les a vus. Il les a pris en pitié. Dans son Poème du Rhône, il réprimande les mariniers qui les injurient : « Les misérables/Ont déjà assez de mal/ Sans recevoir en plus l’insulte/… Que cela vous serve de leçon ! Ils s’en vont au bagne de Toulon/ Là où il y a de tout : des chenapans, des nobles, des notaires… et même des innocents ! » A Avignon, ils ont retrouvé la terre ferme, la dernière partie du voyage s’effectuant à pied. Ils sont épuisés. Mais comme toujours, dans les groupes humains, il y en a un qui est plus fort que les autres. Lui se met à entonner une chanson : « Nos habits sont écarlates/Nous portons, au lieu d’chapeau/Des bonnets et mpoint d’cravate/Ça fait brosse pour les sabots./Nous aurions tort de nous plaindre/Nous sommes des enfants gâtés/Et c’est crainte de nous perdre/Qu’on nous tient enchaînés./La chaîne/C’est la gêne/Mais c’est égal/Ça fait pas mal. » Alors, tous reprennent en choeur, comme ils peuvent avec leurs voix usées.

Ils avancent sur les chemins du Var

Soudain, un jour, en 1835, peu avant Saint-Maximin, une femme surgie de nulle part se précipite vers la chaîne avec son enfant. Elle a suivi secrètemen­t la chaîne depuis Paris et a guetté un moment où elle pourrait revoir un instant son mari. Elle et son fils sont brutalemen­t repoussés par l’agent Noizeux. Elle a aperçu son mari l’espace de quelques secondes.

Elle ne le reverra plus. La chaîne progresse, elle a dépassé Saint-Maximin. Certains ont imploré, là haut vers la SainteBaum­e, la protection de Marie-Madeleine, la sainte qui s’intéressai­t aux pauvres, aux misérables. Et ils ont continué leur route.

Soudain, un jour, en 1835, peu avant Saint-Maximin, une femme surgie de nulle part se précipite vers la chaîne avec son enfant. Elle a suivi secrètemen­t la chaîne depuis Paris et a guetté un moment où elle pourrait revoir un instant son mari.

Dans les gorges d’Ollioules, le bruit des chaînes, répercuté dans la nuit par la montagne, est quelque chose d’effrayant. Ce lieu est fréquenté par des bandits de grand chemin, détrousseu­rs de diligences, au premier rang desquels se trouvait, au XVIIIe siècle, le célèbre Gaspard de Besse, le « Robin des Bois » du Var. Ils se terrent, bien sûr, pendant le sinistre passage de la chaîne et des policiers qui l’entourent. Peut-être, l’un d’eux, en fera partie un jour ! Enfin, Toulon apparaît au loin, avec ses premières vues de mer. Ce qui est considéré comme un enchanteme­nt par les touristes n’est que symbole d’enfer pour eux.

Déferremen­t sur la plage de Castigneau

À l’entrée dans la ville, une foule de gens est venue les voir. La police doit leur frayer un chemin. Le déferremen­t a lieu sur la plage de Castigneau (aujourd’hui à l’ouest du Vieux-Port). De nouveaux coups de marteau sont frappés sur les enclumes audessus desquelles les forçats ont posé leur cou. Les misérables libérés de leurs fers s’effondrent comme des loques. Ils sont entourés d’un cordon policier. Ils sont trop épuisés pour s’enfuir. C’est pourtant lors d’une semblable séance de déferremen­t à l’arrivée au bagne de Brest que, le 13 janvier 1798, le célèbre Vidocq réussit à s’échapper. Mais, s’étant foulé les chevilles en sautant un mur, il fut aussitôt repris et envoyé au bagne de Toulon. Il s’en échappera le 6 mars 1800, en se glissant au milieu d’une charretée de cadavres. Après le déferremen­t, les forçats sont jetés dans la cour du bagne. « Abeillon, Aleron, Allier... » L’appel par ordre alphabétiq­ue recommence. Mais tous ne sont pas là. Certains ont péri durant le trajet. Ceux qui restent sont tondus, vêtus d’une casaque de laine rouge, d’une chemise de toile blanche, d’un pantalon de toile jaune et d’une paire de souliers ferrés. On les coiffe d’un bonnet de laine en fonction de la durée de leur incarcérat­ion : rouge pour les condamnés temporaire­s, vert pour les condamnés à perpétuité. On leur accroche une plaque de fer avec leur matricule. On les accouple ensuite à un autre forçat, généraleme­nt plus ancien dans le bagne, en leur mettant une chaîne à la cheville et un boulet accroché. Ainsi, après leur traversée de la France, ils « changent de partenaire » – comme on dit au bal du samedi soir. À part qu’ici on est au bal des damnés !

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(Photos DR) La chaîne, procession qui traversait la France plusieurs fois par an. Direction Toulon avec les fers aux pieds . Avant le départ, le ferrement des bagnards était public, sauf pour les femmes . Les marches quotidienn­es faisaient de  à  km, notamment...
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(Photo DR) La bastonnade au bagne de Toulon.

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