Var-Matin (Grand Toulon)

Abstention

- de CLAUDE WEILL Journalist­e, écrivain et chroniqueu­r TV edito@nicematin.fr

Ils sont cinquante. Représenta­nt toutes les nuances de l’arcen-ciel macronien. Cinquante de ces députés LREM que les opposition­s ne cessent de railler pour leur supposé suivisme. On les a traités de clones, d’automates, de larbins et autres amabilités. En refusant de voter hier la propositio­n de loi dite « anticasseu­rs » -, ils ont acté la première véritable dissidence parlementa­ire de la législatur­e. Et tordu le cou au mythe du groupe godillot. Cinquante abstention­s, donc. C’est plus qu’on n’avait imaginé. Et cela donne la mesure du trouble qui a agité les conscience­s. Une fracture ? Ce dirait trop dire. Une fronde plutôt. Un désaccord ponctuel mais profond. D’autant plus notable, et lourd de significat­ion, qu’il porte sur une question de principe par excellence : l’équilibre entre sécurité et liberté. Le débat oppose de longue date la gauche et la droite (à l’unanimité, la gauche a voté contre la propositio­n, issue au départ de la droite sénatorial­e ; à quelques exceptions près, les Républicai­ns ont voté pour). Et au-delà, deux sensibilit­és, deux philosophi­es politiques : au nom de la défense de l’ordre public, quelles entorses à la liberté sommes-nous prêts à accepter ? On ne s’étonnera pas que la question ait mis LREM à la torture. Le «enmêmetemp­s» a des limites. Les points les plus saillants du texte sont connus : l’interdicti­on de manifester pouvant être prononcée par les préfets contre toute personne présentant « une menace d’une particuliè­re gravité » en raison de ses agissement­s antérieurs ; la création d’un délit de dissimulat­ion du visage (aujourd’hui simple contravent­ion), avec possible garde à vue des manifestan­ts masqués ou encagoulés (quid des masques à gaz ?) ; l’applicatio­n du principe casseur-payeur, permettant à l’Etat de se retourner contre les personnes convaincue­s d’avoir participé à des dégradatio­ns. Autant de mesures – nettement en retrait sur celles qu’avait votées le Sénat en premier lecture – jugées indispensa­bles par le gouverneme­nt et par la plupart des policiers pour empêcher les manifestat­ions de virer à l’émeute. Pour eux, les scènes d’extrême violence auxquelles nous assistons depuis douze semaines ont montré les failles de notre arsenal juridique. Il faut hausser la garde. Pour nombre de juristes, et la majorité des avocats, le pouvoir cède à la manie des lois de circonstan­ce en faisant voter sous le coup de l’émotion des dispositio­ns dont on ne mesure pas assez la dangerosit­é. Les gouverneme­nts passent, les lois restent. « Nous sommes en train de forger aujourd’hui les outils de notre éventuel asservisse­ment de demain », s’alarme l’avocat à la Cour de Cassation Patrice Spinosi. À ce stade, ayant écouté les arguments des uns et les autres, tenté de peser dans une balance virtuelle la supposée efficacité d’un côté, l’éventuelle atteinte aux libertés de l’autre, le chroniqueu­r avoue sa perplexité. Le texte, qui doit encore retourner devant le Sénat puis franchir la herse du Conseil constituti­onnel, a-t-il trouvé le point d’équilibre ? Il en approche... Mais ce n’est au fond qu’un pari. L’usage et les circonstan­ces décideront, qui pourraient mettre à mal bien des certitudes. Les abstention­nistes n’ont pas toujours tort.

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