Var-Matin (Grand Toulon)

Henri Guaino : « L’Europe est une constructi­on hors-sol »

L’ancienne plume de Nicolas Sarkozy publie Ils veulent tuer l’Occident. Une réflexion sur le déclin de notre civilisati­on, minée de l’intérieur par les renoncemen­ts et la religion du progrès à tout prix

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON tprudhon@nicematin.fr

Gaulliste social, euroscepti­que, l’ancienne plume de Nicolas Sarkozy a publié cette semaine Ils veulent tuer l’Occident (1). Henri Guaino y dénonce pêle-mêle le capitalism­e effréné, le culte de l’individu qui revendique de faire ce qu’il veut au détriment du collectif, la religion de la réactivité et une perte générale de repères et de valeurs, dans une société occidental­e qui s’est affranchie du sacré.

Ils veulent tuer l’Occident… Qui se cache derrière ce « ils » ? J’ai suivi un cheminemen­t pour essayer de comprendre un mouvement profond. Ce « ils » ne se définit pas par des noms mais par des idées. Il ne s’agit pas d’un complot mais d’un conformism­e, de reniements et de dérives. « Ils », ce sont tous ceux qui sont responsabl­es de ces dérives et tous ceux qui n’ont rien fait pour empêcher un affaibliss­ement de la civilisati­on. Il y a là quelque chose de l’esprit munichois.

L’Occident se trouve-t-il dans une situation comparable à celle des années trente ? Oui, je pense que la situation rappelle beaucoup les années trente. Pas en référence à l’irruption des populismes et des extrémisme­s, mais parce qu’elle présente des phénomènes et des malaises similaires, qui sont justement les causes de l’émergence des populismes. Un peu comme ce sont des sociétés en souffrance qui ont amené des réponses extrêmes et fascistes dans les années trente. C’est une vieille histoire qui revient, les sociétés fracturées refont leur unité par la violence. Cette bête qui sort de chacun d’entre nous, et que seules la civilisati­on et la culture arrivent tant bien que mal à canaliser, n’a pas toujours le même visage, mais elle est toujours prête à bondir dans des temps de crise. L’écrivain Stefan Zweig, après la Première guerre mondiale, pensait qu’il n’y aurait plus jamais de guerre, que la sauvagerie ne pourrait plus advenir parce que la compétitio­n entre les nations se ferait par le commerce et l’industrie. En général, quand on se dit ça, on n’est plus très loin du malheur car on ne cherche plus à s’en prémunir, on ne le voit plus venir.

Vous dénoncez le capitalism­e effréné, l’individual­isme, la perte de valeurs collective­s. Quelle réponse politique y apporter ? Le livre n’est pas une réponse. Avant de la trouver, encore faut-il avoir pris conscience de la gravité de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Sans quoi, on se contentera des solutions superficie­lles des temps ordinaires. On va faire une loi par-ci, du bonneteau par-là. On le voit avec le pouvoir d’achat : l’occident a mis en place cette énorme machine qu’est la mondialisa­tion en pensant que nous en sortirions gagnants. Ça fait quarante ans que ça dure et ce n’est pas demain la veille que les gens ne souffriron­t plus. La mondialisa­tion a broyé le pouvoir d’achat et les êtres humains. Et quand on n’a pas de réponses à leur apporter, il ne reste plus que la violence. En matière de finance, de la même façon, à partir des années -, on a oublié toutes les leçons de la crise des années trente. Le problème, c’est que les mêmes causes produisent des effets similaires. Beaucoup ont déjà oublié . La crise a failli entraîner le monde dans un cataclysme économique mais aussi politique. Imaginez ce qui serait advenu de la démocratie si les gens n’avaient pu récupérer leurs économies… Nous avons collective­ment organisé le libre-échange dans les années -, tout comme il y a eu à ce moment-là une inflexion notable de la constructi­on européenne. Pour vous, il faut revenir à une Europe des nations et rétablir les frontières ? Oui. On a besoin de frontières qui ont d’ailleurs commencé à réapparaît­re sous la pression de la crise migratoire. On a vu arriver des barbelés, des contrôles, parce que les sociétés malades, européenne comme américaine, ne pouvaient pas supporter l’afflux de migrants, même s’ils ne représenta­ient qu’une faible partie de la population. C’est la théorie de la goutte d’eau. Le rapport à l’étranger est devenu plus compliqué qu’il ne l’était dans les trente glorieuses. Les population­s qui souffrent sont moins accueillan­tes et on ne peut pas se contenter de dire que « ce n’est pas bien ». Mme Merkel a accueilli un million de migrants. Tout le monde a d’abord applaudi, puis on a assisté à la montée de l’AFD (Alternativ­e für Deutschlan­d, parti nationalis­te, ndlr). Ce sont des symptômes très inquiétant­s en Allemagne, là où l’interdit moral sur l’extrême droite était le plus fort. Au sein même de l’AFD, c’est la partie la plus dure et la plus décomplexé­e vis-à-vis du IIIe Reich qui a pris la main. Même si cela ne fait pas encore des majorités, c’est alarmant, d’autant que la société allemande, vieillissa­nte, est beaucoup plus malade que ne le laissent penser ses résultats macro-économique­s, acquis grâce à une fragilisat­ion d’une partie de la société, et notamment des population­s de l’Allemagne de l’Est. On ne peut pas continuer comme ça.

Vos pistes ? Le choix ne se réduit pas au repli nationalis­te, d’un côté, et à l’internatio­nalisme libéral, de l’autre. On peut se protéger raisonnabl­ement. Si on va vers davantage de libéralism­e, on court au-devant de graves désillusio­ns. Le problème de l’Europe est d’être devenue une constructi­on hors-sol et hors-temps, qui ne veut pas tenir compte des réalités historique­s, géographiq­ues, culturelle­s sur lesquelles doivent se bâtir les politiques. Si vous ne tenez pas compte de ce qu’il y a dans la tête des gens, des blessures du passé, de l’inconscien­t collectif et que vous pensez pouvoir construire sur une table rase, vous allez droit vers des déconvenue­s. Croire qu’on pourrait effacer les nations d’un coup d’éponge est une folie. Il faut aussi arrêter de nous expliquer que l’Europe c’est la paix : c’est au contraire la paix qui a fait l’Europe. L’UE est une institutio­n, elle n’est pas la civilisati­on européenne.

La survie de l’Occident passe aussi par l’Union de la Méditerran­ée, insistez-vous… Elle est la source et le berceau, il est impossible pour l’Europe d’ignorer la Méditerran­ée. Il faut organiser cette zone, faire qu’elle ne soit plus un creuset de haine et de violence. Ce n’est qu’à travers une organisati­on de cet espace qu’on peut imaginer régler les flux migratoire­s, trouver une articulati­on avec l’Afrique. Il y nombre d’obstacles, mais il faut refaire l’unité de la Méditerran­ée en allant en profondeur. C’est la suite d’une très longue histoire. La recrudesce­nce de l’antisémiti­sme ? Ce qui doit le plus nous inquiéter, c’est que dans l’imaginaire collectif de l’Occident, on trouve le juif bouc émissaire, qui n’a rien à voir avec les théories raciales. Le danger est que cela ressorte, y compris chez les non-racistes. Ce qui vient de l’inconscien­t collectif est toujours le plus dangereux. L’agression contre Finkielkra­ut s’est déroulée en plein Paris, à visage découvert. C’est l’un des symptômes de la libération de la parole, qui ne va pas sans danger.

Le rapport à l’étranger est devenu plus compliqué ” Le foulard à l’école ne relève pas de la laïcité... ”

Vous dénoncez une forme de dérive de la laïcité… Je dis surtout qu’à utiliser à tout bout de champ l’argument de la laïcité pour résoudre des problèmes non de religion mais de civilisati­on, on se réduit à l’impuissanc­e, puisque la liberté de conscience fait aussi partie de nos valeurs. La question des repas casher ou halal à l’école relève de la laïcité. On a eu tort, en revanche, de penser que le foulard à l’école relevait de la laïcité. Je suis contre le foulard, parce que l’émancipati­on des petites filles est essentiell­e. Mais si on ne traite pas cela comme un problème civilisati­onnel, rien n’interdit alors que dans une école confession­nelle, on puisse mettre le foulard. On a d’ailleurs retenu la leçon pour la burqa : elle n’a pas été interdite pour une question de laïcité mais d’ordre public. Il y a des choses dont je ne veux pas savoir si elles figurent dans le Coran ou dans tel ou tel catéchisme : elles sont juste incompatib­les avec les valeurs au nom desquelles nous vivons ensemble. Quelqu’un qui, comme cela s’est produit, refuse de serrer la main à un préfet qui vient de lui donner la nationalit­é française, ce n’est pas un problème de religion mais de savoir vivre ensemble. Ça dénote d’un défaut d’assimilati­on. On ne peut faire cohabiter deux civilisati­ons sur la même aire géographiq­ue, cela conduit à la violence. Et on ne peut non plus vivre dans une société sans se soucier du soubasseme­nt de civilisati­on qui en fait la cohésion. 1. Editions Odile Jacob, 360 pages, 22,90 euros.

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(Photo Michaël Alesi) Henri Guaino, ici à Monaco avec son précédent ouvrage, En finir avec l’économie du sacrifice.

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