Var-Matin (Grand Toulon)

Boris Cyrulnik : « Il est nécessaire de refaire des projets »

Grand débat Le psychiatre varois figurait lundi soir parmi la soixantain­e d’intellectu­els invités par Emmanuel Macron à l’Élysée pour participer à un échange dense en matière grise

- PROPOS RECUEILLIS PAR P.- H.C. phcoste@nicematin.fr

Je me plais à croire qu’il a retenu des idées nouvelles ”

Vous avez participé lundi soir à un grand débat avec le président de la République, quelles sont les raisons qui vous ont donné envie de participer à ce rendez-vous ?

J’ai déjà travaillé avec Macron. Je le connais depuis très longtemps alors puisqu’il donne la parole aux gens qui veulent bien la prendre, j’ai accepté avec plaisir son invitation.

Que retenez-vous de ces huit heures d'échanges ?

Comme toujours dans ces réunions, il y avait un tiers d’interventi­ons passionnan­tes, un tiers d’interventi­ons engourdiss­antes et un tiers que je n’ai pas pu comprendre… Mais ça, c’est de ma faute. Les interventi­ons d’économie, je ne comprends rien ! Je retiens surtout des propos passionnan­ts comme ceux qui expliquent que les Gilets jaunes évoquent une forme d’anarchofas­cisme et que le fascisme avait commencé comme ça. J’ai aussi apprécié l’interventi­on de l’historien Benjamin Stora qui appelle à aider les jeunes Algériens. Ils font d’ailleurs la démonstrat­ion d’un très grand respect des autres puisqu’ils arrêtent de crier quand la manifestat­ion passe devant une école ou un hôpital. C’est le contraire des Gilets jaunes.

Avez-vous eu l'impression de participer à un débat ou à une mise en scène destinée à mettre en valeur le président de la République, comme l’ont déploré d’autres invités ?

À le mettre en valeur, oui ! Parce qu’il répondait à tout. Il m’a impression­né par sa vivacité d’esprit et ses connaissan­ces dans des tas de domaines. Macron m’a bluffé tellement il pouvait répondre à tout comme s’il était un expert lui-même. Mais il prenait des notes et je me plais à croire qu’il a retenu des idées nouvelles... et que, peutêtre, il cherchera à en appliquer quelques- unes.

Dans votre interventi­on, vous avez plaidé pour une "nouvelle politique de la

santé mentale", en décrivant la psychiatri­e comme "délabrée". Pensezvous avoir été entendu ?

Mon désir c’était effectivem­ent de poser une question sur ce sujet. Ce que je voulais dire à Macron, c’est qu’après Mai- , on a eu un espoir de psychiatri­e ouverte, qui commençait à avoir de bons résultats. Or, depuis quelques décennies, les hôpitaux se referment. Il y a de moins en moins de jeunes candidats. Il devient quasiment impossible de prendre un rendez-vous en ville. La pédopsychi­atrie est agonisante. On a un mal fou à faire soigner un enfant… Je voulais mettre l’accent sur ce problème, mais il n’a pas répondu sur le sujet. Il a répondu sur la petite enfance.

Oui, parce que vous avez aussi insisté sur le fait que ça "peut être une bonne affaire de s'occuper des enfants".

J’ai été un peu taquin ! Parce que les pays d’Europe du Nord, en faisant la réforme de la petite enfance ont mis de l’argent. Mais du coup, ils ont diminué les psychopath­ies et quasiment supprimé l’illettrism­e. Et un jeune qui devient psychopath­e, il est malheureux, il rend malheureux et il coûte très cher à la société. Donc c’est une bonne affaire de s’occuper de la petite enfance !

Vous avez par ailleurs expliqué que chaque modificati­on de la société entraîne des pathologie­s psychiatri­ques, pensezvous qu'à ce titre, nous vivions une époque dangereuse ?

Clairement oui. La mondialisa­tion des connaissan­ces, des biens et de l’argent ; la disparitio­n de certaines religions et la radicalisa­tion d’autres ; la sécheresse et les migrations climatique­s… On connaît une cascade de bouleverse­ments sociaux. Or, quand il y a un chaos, il y a un pic d’expression­s psychiatri­ques. Les gens ont peur et sont déboussolé­s. Ils ne peuvent pas faire de projets et ils croient alors qu’un sauveur peut tout réparer… Et rapidement ce sauveur, qui a été élu démocratiq­uement, se transforme en dictateur comme on est en train de le voir dans de nombreux pays comme le Brésil, le Venezuela ou la Hongrie.

Rejoignez-vous le Président quand il estime que derrière les symptômes que représente­nt les Gilets jaunes, il y a une crise plus profonde qui nécessite de "redéfinir le projet national, voire européen" ?

Je pense que les jeunes et probableme­nt les Gilets jaunes sont désorienté­s parce qu’ils n’ont pas de projet. C’est pour ça qu’ils partent dans tous les sens. C’est difficile de négocier avec eux parce qu’il n’y a pas de représenta­nts. Et quand quelqu’un est candidat pour les représente­r, ils l’agressent ! Il est nécessaire de refaire des projets. On ne peut pas donner sens à nos efforts, s’ils n’ont pas un rêve à réaliser. Il faut faire des projets d’existence si on veut ne pas désespérer les jeunes. Pourquoi pas l’Europe…

Et la sauvegarde de la planète n’est- elle pas un projet commun qui s’impose de luimême ? Absolument. D’ailleurs j’approuve l’action des jeunes qui viennent récemment de manifester.

Comment le psychiatre que vous êtes perçoit-il la crise des Gilets jaunes ?

Il y a beaucoup de pays qui n’ont pas nos conditions d’existence et de protection. Tout est critiquabl­e, mais si on veut le contester, il faut le faire démocratiq­uement. Il y a toutes les structures nécessaire­s pour le faire. On n’a pas le droit de tout casser. Le mouvement des Dilets jaunes a déjà causé   chômeurs de plus, sans compter  à  milliards que le gouverneme­nt devra sortir. C’est le prix de l’aide sociale à l’enfance chaque année qui est parti en fumée. Ce mouvement ne tient pas compte de l’existence des autres.

Toujours pour le psychiatre, le débat – et donc la parole – est il le meilleur traitement face à ce type de crise ?

Oui, parce que dans une démocratie, tout passe par la parole. Il faut se réunir, débattre et voter. D’ailleurs, on peut noter a contrario que dans les dictatures, les premières personnes emprisonné­es sont les journalist­es, les artistes et les psychologu­es parce que ce sont des profession­s qui donnent et qui font circuler la parole.

C'est peut- être anecdotiqu­e, mais l'âge du président de la République peut-il être une des composante­s de la crise ? Le psychiatre croit-il qu’Emmanuel Macron a du mal à incarner une figure paternelle en étant aussi jeune ?

J’avoue que c’est une question que je me suis posée moimême ! Quand j’ai commencé à travailler avec lui, il sortait de l’Ena. Il était brillant, mais j’avais une petite condescend­ance à son égard. Je lui parlais de manière une peu paternelle. Maintenant je l’appelle « Monsieur le Président » et je ne peux plus le tutoyer… Mais il faut comprendre que la figure paternelle ne désigne pas forcément quelqu’un de réel. C’est ce que les psychanaly­stes appellent l’imago, c’est- à- dire une représenta­tion. Un jeune peut très bien être une représenta­tion… Mais Macron ne se comporte pas toujours avec cette image paternelle. Toutes ses phrases maladroite­s sont des phrases de jeunes. Il peut avoir une image paternelle... mais parfois riposter comme un jeune qui répond à un autre jeune.

Dans une démocratie, tout passe par la parole ”

Le débat, qui a duré plus de  heures, s’est terminé à 2 h 30  du matin, êtes-vous vraiment resté jusqu'au bout ?

Non, je suis parti lâchement avant la fin. J’espère que Macron ne m’a pas vu partir…

 ?? (Capture d’écran France Culture) ?? Boris Cyrulnik a plaidé pour la modernisat­ion de la psychiatri­e.
(Capture d’écran France Culture) Boris Cyrulnik a plaidé pour la modernisat­ion de la psychiatri­e.

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