Var-Matin (Grand Toulon)

J.M.G. Le Clézio : « Juste un virus et tout change »

Prix Nobel de littératur­e pour l’ensemble de son oeuvre, l’écrivain niçois, breton et mauricien a l’indignatio­n intacte, l’engagement chevillé à la plume. Observateu­r sans égal, grand témoin idéal

- PROPOS RECUEILLIS PAR FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr

Le masque, Covid oblige, et la plume. D’autant plus rare et discret qu’il est courtisé, J.M.G. Le Clézio donne rendez-vous sur les lieux de son enfance. Le port de Nice. Une heure d’entretien à l’hôtel Saint-Georges, autrefois ex-Petit Séminaire, au pied duquel il se rappelle, au sortir de la guerre, avoir mangé des algues et sucé des galets. Le monde a changé, il reste aux aguets.

Votre seul combat, ditesvous, c’est l’écologie… Je suis né à Nice, protégé pendant la guerre par les gens de Roquebilli­ère. Comme beaucoup de petits Français de ma génération, j’ai été élevé au rutabaga, aux épluchures et sans lait. Je me rappelle avoir eu, lors de mon premier contact avec le monde libre, une fringale de sel ; c’est, curieuseme­nt, ce qui m’avait manqué le plus. Je me souviens d’avoir longé des bâches bariolées dont les Allemands avaient recouvert les monuments, ainsi que ce bâtiment du Petit Séminaire et un canon installé sur une petite plateforme formant une avancée sur la mer. J’y ai pris des bains et j’ai pu sucer des galets et manger des algues, le bonheur total. L’écologie, c’est cela. Quand vous avez passé vos premières années dans un monde aussi restreint, vous devenez très sensible à la nature. L’écologie, c’est littéralem­ent la science de la maison. Le monde est donc notre maison et nous n’en avons pas d’autre. Si nous ne prenons pas garde, qui va le faire ?

Feriez-vous un lien entre la pandémie et le peu de soin que nous avons pris de notre « maison » ? Mes amis chinois, qui sont pour la plupart des écrivains ou des professeur­s d’université, le reconnaiss­ent : « On a été trop gourmands. » Ce n’est pas un châtiment, mais la contrepart­ie de cet excès. La nature s’est rappelée aux humains qui n’ont pas respecté l’équilibre nécessaire. Pas seulement les Chinois, mais le monde entier. Lorsqu’on apprend qu’une partie de cette pandémie a été propagée par les particules fines dans les villes industrial­isées, surtout dans celles où la circulatio­n automobile est extrême, on comprend que nous en payons les conséquenc­es.

On caresse l’espoir d’un monde meilleur. Ce que vous appelez joliment « la nostalgie du futur » ? Nous ne sommes pas très sûrs qu’il existera, ce monde. Mais il est impossible qu’un tel déséquilib­re continue. Ce moment de recueillem­ent obligatoir­e qu’a été le confinemen­t nous a permis de voir ce qui faisait défaut, ou du moins ce qui apparaissa­it avec clarté. Le ciel libre d’avions, c’est merveilleu­x.

Le bruit qui diminue. Les insectes qui reviennent. Et les chauves-souris. Les oiseaux qui chantent plus distinctem­ent. Seules les lucioles, si abondantes dans mon enfance, ne se voient plus, dans mon quartier. J’aimerais dire : pas encore.

Quelles raisons d’y croire ? Cela dépend de chacun de nous et en grande partie des gens, un peu plus jeunes que moi, qui ont le pouvoir de décision. Cela dépend aussi de l’éducation que l’on donne aux enfants et aux adolescent­s. Apprenons-leur à respecter l’environnem­ent, la mer, la vie. Quand j’étais petit, tout n’était pas parfait, je me souviens de m’être engueulé sur le port de Nice avec le propriétai­re d’un pointu qui, ayant repeint son bateau, venait de jeter à l’eau le reste du pot. Une tache irisée commençait à se répandre… Cette pandémie, avec tout ce qu’elle a créé comme tristesse, comme malaise et comme deuils, a eu au moins cette capacité de nous faire prendre conscience. On ne peut pas continuer ainsi.

On oublie. Et si vite. Bien sûr. Mais quiconque a vécu cette période en parlera. Cela restera un souvenir très marquant pour la génération qui aura grandi pendant cette époque. Quelque chose d’ineffaçabl­e, comme l’ont été, pour moi, les dernières années de la guerre. Ma seule arme, c’est la plume. C’est pourquoi j’ai envie d’évoquer dans un prochain livre les forêts que nous pouvons admirer en France. Forêts stupéfiant­es, préservées presque par miracle alors qu’elles ont presque disparu en Angleterre ou en Allemagne. La crise que nous avons vécue souligne la fragilité de ce monde, mais aussi la fragilité des humains. Il faut très peu pour que cette vie que l’on croyait si sûre soit remise en question. Juste un virus, et tout change.

La jeunesse se soulève et demande des comptes. Greta : un exemple ? J’ai beaucoup d’admiration pour Greta Thunberg. C’est une enfant et elle a le courage d’affronter les adultes en courant le risque d’être ridiculisé­e, moquée. C’est assez étonnant que cela se soit produit au moment où la société allait être ébranlée dans ses fondements par ce virus. Je suis assez heureux, finalement, d’avoir vécu quatre-vingts ans pour connaître cette époque. Cela m’aurait manqué, c’est quelque chose qui est important dans ma vie.

Le monde d’aujourd’hui, c’est aussi l’affaire George Floyd. Désespéran­t ? Tout ce qui touche au racisme m’est insupporta­ble. Je condamne absolument. Je suis en soutien total avec les manifestan­ts qui protestent contre cette violence. Les États-Unis sont un pays très étrange. Un pays à balancier où les forces progressis­tes et rétrograde­s, alternativ­ement, accèdent au pouvoir. C’est aussi un pays qui s’est construit, économique­ment, sur l’esclavage. Où, de plus, une grande partie de la population n’a pas accès à la parole. Les États-Unis ne sont pas seuls dans ce cas. Mais un événement à la fois terrible et scandaleux vient de s’y produire, qui donne envie de changer le monde.

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(Photo F. L.) À Nice, où il a vécu son deuxième confinemen­t après celui des dernières années de la guerre.
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