Var-Matin (Grand Toulon)

Les frontières de notre départemen­t en question

Laurent Chalard, géographe et chercheur, a recensé la plupart des « anomalies géographiq­ues » en France. Et il propose de les corriger en revoyant les limites départemen­tales

- ÉRIC FAREL efarel@nicematin.fr

Ses travaux n’ont pas la prétention d’être exhaustifs. Mais tout de même, c’est à une sacrée exégèse de la situation géographiq­ue française que s’est livré Laurent Chalard, docteur en géographie et chercheur à l’Université Paris IV-Sorbonne. Voici ce qu’il faut en retenir...

On dirait que le départemen­t revient en odeur de sainteté auprès du pouvoir... En effet, avec la crise sanitaire, l’État l’a remis à l’ordre du jour comme grille de lecture territoria­le. Au début de la crise, on voyait ces fameuses cartes de progressio­n de l’épidémie à l’échelle des grandes régions et on n’arrivait pas vraiment à faire une projection au niveau local. Il y a donc eu des pressions pour affiner cela, et c’est la raison pour laquelle on est revenu à l’échelle du départemen­t. On a compris qu’en tant que lecture, il avait une importance, ce que nous, chercheurs, savions déjà. Mais les politiques l’avaient perdu de vue, sans doute parce qu’ils ne se passionnen­t pas pour ces questions territoria­les.

La question du maintien ou de la suppressio­n des départemen­ts n’est donc plus à trancher ? On voit bien que l’on a besoin d’un échelon intermédia­ire. Et c’est le départemen­t parce qu’il a une taille qui correspond bien aux caractéris­tiques de la France. Il demeure indispensa­ble pour un aménagemen­t équilibré du territoire hexagonal, étant le seul à assurer un maillage fin dans un contexte de relative faible densité de la population, en dehors de la capitale et de quelques zones frontalièr­es. Ce maillage, les grandes régions issues de la réforme territoria­le de  ne le permettent pas, de par leur taille supérieure à de nombreux autres pays européens. Donc, le maintien du départemen­t comme échelon administra­tif intermédia­ire entre les régions et les communes ou intercommu­nalités se justifie pleinement, au moins dans les territoire­s ruraux. Là, sa disparitio­n conduirait à enterrer définitive­ment les petites et moyennes villes qui vivent de leur fonction préfectora­le ou sous-préfectora­le.

Vous proposez un redécoupag­e des départemen­ts. Pour quelle raison ? Afin d’adapter leur périmètre aux réalités fonctionne­lles actuelles. Pour diverses raisons, historique­s ou autres, certains territoire­s ne sont pas rattachés administra­tivement au départemen­t auquel ils devraient l’être, obérant leur bonne gouvernanc­e. Je propose donc une liste, servant de base de discussion, proposant les changement­s qu’il serait souhaitabl­e d’apporter à la carte administra­tive départemen­tale, certains majeurs, d’autres mineurs.

Vous suggérez, par exemple, que Tanneron, Les Adrets-del’Estérel et Montauroux soient rattachés aux Alpes-Maritimes... Tanneron, c’est le parfait exemple de l’anomalie géographiq­ue. Pourquoi, lorsque les AlpesMarit­imes ont été créées, n’a-t-on pas basculé cette commune dans ce départemen­t ? J’avoue que je ne vois pas la logique.  % de la population locale travaille dans le  et quelques habitants dans leur village. Donc, on voit bien que celui-ci est entièremen­t tourné vers les Alpes-Maritimes avec Cannes comme ville de référence. Concernant Les Adrets, on est à peu près dans le même cas avec  % de la population qui travaille dans le . Et du point de vue des commerces, les gens sont plus tournés vers Mandelieu-La Napoule et Cannes que vers Fréjus-Saint-Raphaël. Pour Montauroux, par contre, la question peut se poser parce qu’on ne trouve là que  % de gens qui travaillen­t dans les Alpes-Maritimes. La problémati­que, c’est la différence entre le village et la zone qui se trouve vers le lac de SaintCassi­en, cette dernière étant davantage tournée vers Cannes. Ne faudrait-il pas détacher cette partie ? En tout cas, contrairem­ent aux Adrets et Tanneron, la réflexion pour Montauroux est plus contestabl­e.

En revanche, il n’y a pas de contestati­on à vos yeux concernant Entrevaux () ? Il s’agit là aussi d’une anomalie liée à des raisons historique­s. Quand on regarde le cours du fleuve Var, on s’aperçoit qu’il passe à Puget-Théniers dans les Alpes-Maritimes, puis à Entrevaux, dans les Alpes-deHaute-Provence, puis à Daluis, de nouveau dans le . En fait, le secteur d’Entrevaux est bien plus lié aux Alpes-Maritimes qu’aux Alpes-de-Haute-Provence, et on est plus proche de Nice que de Digne. En , est-ce que cela a encore un sens ? Quasiment personne ne travaille dans le canton et pour les commerces, les gens vont à Puget-Théniers.

On pourrait aussi parler du cas de Saint-Raphaël, plus tournée vers les Alpes-Maritimes que vers Toulon... Ce que je propose, ce sont des retouches, c’est-à-dire basculer des communes vers d’autres départemen­ts uniquement quand les liens sont très forts. L’un des problèmes du Var, c’est que Toulon n’a pas la zone d’influence de Nice ou de Marseille. Et, en fin de compte, on pourrait assez facilement dépecer ce départemen­t. Les communes auxquelles je me réfère sont vraiment tournées vers le départemen­t voisin. Dans le cas que vous citez, en termes de bassin de vie, on reste quand même sur Fréjus - Saint-Raphaël.

Pensez-vous réellement que les gens accepterai­ent ce type de changement relatif à leur appartenan­ce territoria­le ? Il faut bien comprendre que lorsqu’on a des débats sur des rattacheme­nts territoria­ux, la plupart des gens ne se sentent pas concernés parce qu’ils ne voient pas trop où est l’intérêt. Ceux qui le sont, ce sont en général des politiques qui vont réfléchir à la question : est-ce que j’y trouve un avantage personnel ou pas ? Et si la réponse est oui, le maire s’arrangera pour que la population soit d’accord. Dans le cas contraire, ces mêmes politiques sont en capacité d’organiser une sorte de fronde locale.

Vous avez prévu un « cahier de doléances ». De quoi s’agit-il ?

J’ai fait une étude au niveau national et je me suis concentré sur les anomalies importante­s, mais après tout beaucoup de petits villages pourraient changer de départemen­t. Il serait intéressan­t de voir lesquels se sentent concernés d’autant que passer une commune d’un départemen­t à l’autre, c’est parfaiteme­nt envisageab­le. Ce sont de petites choses à changer.

Certains maires témoignent parfois d’une volonté de fusionner avec leur(s) proche(s) voisin(s). Qu’en pensez-vous ? Aujourd’hui en France on a un échelon communal qui ne correspond pas vraiment à l’économie. La fusion, j’y suis plutôt favorable lorsqu’il s’agit d’un même ensemble urbain. Dans la région, celle qui aurait vraiment du sens, c’est CannesLe Cannet. Également, SaintLaure­nt-du-Var et Cagnes-sur-Mer ou encore Menton et Roquebrune-Cap-Martin. Je pense que les fusions facilitent l’aménagemen­t des territoire­s et permettent de lutter contre les processus de fragmentat­ion territoria­le. Pour de petites communes, ce peut être aussi le moyen de peser davantage face aux villes plus importante­s. Mon idée, c’est qu’il faudrait plutôt fusionner des communes et, à terme, supprimer les intercommu­nalités qui favorisent l’éloignemen­t du citoyen.

Que comptez-vous faire de vos travaux ? Au niveau national, je souhaite faire réfléchir nos élus dans le cadre d’un débat sur la décentrali­sation sur le fait qu’il pourrait être intéressan­t de moderniser le départemen­t dont le fonctionne­ment est un peu archaïque en termes de compétence­s. Et au niveau local, faire comprendre qu’il est possible de changer les choses. Beaucoup de communes sont dans une sorte de fatalisme : elles ont envie de changer de départemen­t mais pensent que c’est impossible. Cela est faux et les exemples ne manquent pas pour illustrer mes propos, mais souvent les élus n’y pensent pas et n’engagent pas les démarches. Avec ce sujet, on est dans l’air du temps, dans l’adaptation d’un territoire institutio­nnel à un territoire fonctionne­l. Je n’ai rien contre le conservati­sme quand ça a du sens, mais quand il empêche toute évolution et devient archaïsme, c’est problémati­que.

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(DR) Laurent Chalard s’est notamment intéressé à plusieurs communes du Var et des Alpes-Maritimes.

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