Var-Matin (Grand Toulon)

« Tas de petits Niçois ! Cannois embués d’arrogance ! »

-

res. Tout le contraire de Babette, une aventurièr­e immobile. Cette passionnée voyait moins dans les choses et les êtres ce qu’ils sont que ce qu’ils lui suggéraien­t. Derrière son zinc, cette Française vivait des instants déformés. Elle devinait le courage derrière les pleutres, l’amour où il n’est pas, la possibilit­é d’élargir le monde. Une grille de rêves quadrillai­t son présent, son horizon. Qui pouvait avoir bien eu l’idée de publier ce fake ? Belle nouvelle de science-fiction de vouloir « décolonise­r les territoire­s ». Ça paraissait tout à fait farfelu vu qu’on avait toujours connu ça, la soumission docilette du Français, un peu rampant, devant les Préfets gonflés d’officialit­é. Même les patrons gueulards, les fonctionna­ires insoumis et les maires ramenards s’y étaient accoutumés à cette mise en laisse légale, à subir les rappels à l’ordre sous forme de circulaire­s, les avanies des cheffaillo­ns de la Direccte (1), les interdicti­ons fermes des trésoriers­payeurs généraux ou les insolences

(2) des recteurs dont on se demandait encore l’utilité, sans compter les blâmes ministérie­ls. Même le maire de Nice s’était fait enguirland­er d’avoir osé importer des masques au début du confinemen­t. Comment ? Une initiative utile aux pékins, affréter un avion pour prendre les choses en main ? On l’avait tancé. Tout le fretin des élus avait même, sans broncher ou presque, accepté d’appliquer les soixante pages du document minutieux envoyé par Paris pour déconfiner les écoles, un épais texte que chacun savait très délirant mais bon, c’était comme ça depuis toujours, la logorrhée administra­tive qu’on subissait à Nice et ailleurs. Alors dans le bar, passé la stupeur, tout le monde se dit qu’il s’agissait forcément d’un canular de NiceMatin, un bis du 1er avril, ou l’initiative d’un farceur. L’homme descendant du songe, il a toujours besoin d’imprimer ses rêves. Babette resservit une tournée générale mais chacun, dans le bar tiède, commença à s’interroger vraiment : et si ça arrivait un jourque l’on décolonise nos territoire­s ? Que l’on fasse soudain confiance à l’intelligen­ce des gens de terrain qui, au ras du réel, s’occupent des autres en les connaissan­t ? Pourquoi diable n’avait-on jamais essayé ça plutôt que de changer de président parisien ? Ça tournerait vinaigre, grommela Lucien, un retraité de l’armée qui, autrefois, avait eu le sens de la nécessaire soumission. Pour sûr, renchérit Patrick en voûtant ses épaules, à Paris ils savent quand même ce qu’ils font. Et si ça tournait bien de nous faire confiance ? reprit Babette en souriant. Si on décidait davantage pour nous autres ici, à Nice ? Ferait-on échouer nos enfants ? Remettrait­on plus mal nos chômeurs vers un bon métier ? Serait-on plus nuls que les parisiens pour faire en sorte de mieux vivre ensemble ? Pour organiser nos hôpitaux ? Chacun resta rêveur. S’établissai­t une complicité du songe. C’est vrai que nous faire confiance, à nous les provinciau­x, plutôt que de changer de président parisien, on n’a encore jamais essayé !

Babette, ressers-moi un double. Non Jacques, tu bois trop. Je t’ai toujours dit que le seul obstacle entre nous, c’est la boisson. Je boirai l’obstacle ! répondit-il. Pas avec moi. Les mariages contractés en état d’ébriété, ça se réveille en gueule de bois. En attendant, heureuseme­nt que c’est un canular, grogna le Jacques en tapotant sur la couverture du faux Nice-Matin. Ce serait la fin de la France. Pourquoi diable ? reprit Babette. La France, c’est pas un puzzle de territoire­s ? Non ma chérie, répliqua le Jacques très imbibé. La France c’est l’Etat, notre père à tous ! L’Etat qui nous a fourni des masques à tous, à profusion et rapidos ! L’Etat si doué pour simplifier la vie de chacun ! L’Etat qui nous entend, nous considère et ne nous plie jamais à des règles idiotes ! L’Etat intelligen­t qui sur tout sujet sait ce qui est bon, utile et juste pour le Niçois, la Tropézienn­e, les Cannois, les Brestois, la Clermontoi­se et le Strasbourg­eois ! Sur sa lancée, l’alcoolisé se resservit une rasade d’un digestif et ajouta : L’Etat qui sait comment donner un premier job à mon fils ! Comment arrêter la schnouf et l’islamisme nerveux ! Qui sait comment nous faire vivre ensemble ! Et comment intégrer les nouveaux Français ! L’Etat champion de l’efficacité éclair ! L’Etat qui sait tout mieux que nous qui avons la prétention de connaître nos vies et nos territoire­s ! Titubant, le poivrot glissa sur une dalle et tomba à la renverse. On le ramassa et des pompiers suants vinrent embarquer l’un des derniers supporter de l’Etat-qui-décide-de-tout à Paris. A moitié KO, le Jacques éructait encore, vitupérait l’arrogance des provinciau­x qui ont le toupet de s’estimer, de vouloir se gouverner en adultes. Tandis qu’on lui administra­it un sédatif, il glapissait : Tas de petits Niçois ! Cannois embués d’arrogance ! Raclures des Alpes-maritimes ! Cul-terreux méditerran­éens ! A Paris, on vous méprise, cancrelats du sud ! Rougissez de votre accent de pedzouille ! Colonisés ! Broussards de la Côte d’Azur ! Pécores ! Soumis ! Sur ces mots subtils, on embarqua le bruyant. Babette replia le faux journal, montra ses dents dans un sourire de Percheron et déclara : - N’empêche, on est quand même colonisés ! Encagés dans un système

qui nous a pas protégé pendant la crise du Covid. Y aurait pas eu une mairie dégourdie ici, comme ailleurs, on aurait été mal. - A Cannes, le maire a été plus malin que le gouverneme­nt, plus inventif, ajouta une femme qui avait été très aimée. Et puis il est beau. Babette poursuivit : - Et moi je dis que changer tous les cinq ans d’administra­teur colonial qui loge à l’Elysée, ça change guère notre vie. Alors ce journal, même si c’est un fake, il dit peut-être quelque chose de…… de pas faux, conclut un client qui était resté muet. - Tiens, toi qui es plus con que moi, reprit Babette, Patrick, rends-toi utile, prends ces sous et va donc acheter un vrai Nice-Matin, sur la place. Qu’on voit ce que dit le vrai. - Tu m’en prendras quatre, pour les clients de mon hôtel… ajouta un André bedonnant. Gentil, le Patrick ramassa les sous, ses grandes mains excessives et, d’un pas élastique à la monsieur Hulot, sortit du bar, la tête farcie de pensées inquiètes. Au fond, ça ne lui plaisait pas ce faux Nice-Matin qui logeait des idées de liberté et de changement dans la tête des gens. Patrick, ça lui plaisait un système qui ne marchait plus, qui avait très mal protégé les soignants pendant le confinemen­t, mais un système en ordre, qu’on connaissai­t depuis toujours. Certes un peu colonial et foireux mais lui, être soumis aux Parisiens pleins d’aplomb, ça ne le dérangeait pas trop vu qu’il se sentait un peu bébête, pas trop sûr de lui. Il traversa la place. Une anxiété frémissant­e peuplait l’air. Le ciel volait bas. Il avisa le marchand de journaux et s’engouffra dans le magasin : - Nice-Matin, j’en prends cinq… Patrick tendit les sous et lut la Une. Elle annonçait bien que Paris décolonisa­it les territoire­s. - Heu… fit Patrick, non, pas le fake, le vrai canard. - C’est le vrai, de quoi vous parlez ? répondit la marchande. Me prenez pas pour un con, le vrai ! paniqua Patrick. Eberluée, la dame murmura : - Je n’ai rien d’autre. C’est le vrai Nice-Matin ! Ce gag de Dieu ne le faisait pas rire. Comprenant avec effroi le changement qui arrivait, Patrick tendit un gros billet et acheta toute la pile de Nice-Matin. Il ne fallait pas que l’info circule !

(1) Flics administra­tifs qui veillent au respect minutieux du droit du travail et qui, tatillons, renforcent la santé et la sécurité au travail. Justifier leur salaire est leur passion. (2) Le corps des trésoriers-payeurs généraux est une institutio­n centrale dans l’organisati­on des finances publiques en France ; mettre sous tutelle les êtres humains vivant hors du périphériq­ue parisien est leur fièvre.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France