Var-Matin (Grand Toulon)

63 ans pour terminer une maquette

Lors de son service militaire à Toulon, Édouard Vartanian planche sur le plan du croiseur ÉmileBerti­n. Il l’achève à Saint-Raphaël… 63 ans plus tard. Avant de découvrir son étonnante histoire

- ESTELLE HOTTOIS saint-raphael@nicematin.fr

Le destin est plaisantin. Il éparpille des événements çà et là dans l’existence, qu’il relie parfois sans crier gare. Voyez vousmême ; lorsqu’on lui demande pourquoi avoir sélectionn­é, entre tous les plans en rayon, celui de cet imposant bateau, Édouard Vartanian affiche une mine hilare. Seuls deux mots parviennen­t à s’extirper de son sourire élastique : « J’ai choisi comme ça ». C’est aussi « comme ça » que ce Parisien est envoyé au fort de SaintElme, à Toulon, dans les derniers mois de son service militaire. Et c’est encore « comme ça » que le matelot décide d’occuper son temps libre, lorsqu’il ne s’emploie pas à orchestrer des canulars.

À partir de rien

De tous les qualificat­ifs qui collent à la peau d’Édouard Vartanian, ‘‘débrouilla­rd’’ semble être celui qui s’y cramponne le plus durement. À vingt ans, le matelot fait un passage obligatoir­e à l’école de la Marine nationale. Une première pour celui qui, dans sa prime jeunesse, faisait payer ses services dix euros par jour. Pendant neuf mois, il y apprend les fondamenta­ux scientifiq­ues à grands coups de calculs intensifs.

Seulement, un esprit retord ne peut se satisfaire des seules heures de cours. Il lui faut briller dans sa matière préférée : l’improvisat­ion. « Les matelots s’ennuyaient. Il leur fallait des activités pour se dépenser, s’amuser. Alors, j’ai pris un pot de peinture, et j’ai tracé les contours d’un terrain de volley-ball. J’ai essuyé huit jours d’arrêt, puis mon supérieur m’a félicité. Je ne vous raconte pas la tête qu’il a fait quand, avec un copain, on s’est mis à élever des cochons… ». Il rit de bon coeur.

C’est en suivant ce flot d’improvisat­ion qu’Édouard se lance dans la bricole. Il échange avec un marchand de plans pour maquettes, et décide de s’y essayer. Les pièces sont inventées, rognées, bidouillée­s ; la coque est taillée dans des lamelles de bois, gluées les unes aux autres pour un résultat solide.

« Mais si, vous ne voyez vraiment pas comment j’ai fait ça ? », s’étonne l’octogénair­e. Il saute sur le premier crayon à portée de main, chope une feuille blanche sur la pile de la table, et reprend, étape par étape, l’assemblage de la maquette. « Et là, j’ai pris du bronze, que j’ai tourné tout autour d’un tube de cuivre. Le croiseur de guerre était un modèle avec catapulte pour hydravion. Il fallait que je sois le plus précis possible. Alors…

» Il saisit le petit avion, fait de planches de bois et d’allumettes. « J’ai même fait la grue, censée remonter le véhicule aérien ». La grosse centaine de hublots, elle, a été pensée avec des rivets, disposés tout autour du pont. OEil de lynx, patience et minutie – qualités exhaustive­s.

Une drôle de rencontre

Édouard façonne le plus gros du modèle en six mois, puis attend quelque 63 autres années pour l’achever. La maquette est trimballée de placards en armoires par manque de temps, puis retouchée pendant le confinemen­t. « Je le trouvais beau, sans penser le croiser un jour à Saint-Raphaël », poursuit l’intéressé.

Un après-midi, le couple parisien s’aventure près du nouveau port de Santa Lucia. Il dépasse une stèle, épiée du coin de l’oeil. Une tournure de phrase retient l’attention du retraité. « La plaque avait été coulée à la mémoire de l’amiral Paul Ortoli, directeur du cabinet de De Gaulle à Londres, en 1940, récite Édouard. Ce n’est qu’à la deuxième ligne qu’est mentionné l’Émile Bertin, placé sous son commandeme­nt. Dire que je ne m’étais jamais renseigné…

» Depuis ce jour, l’octogénair­e s’adonne aux documentai­res, avalant une quantité phénoménal­e d’informatio­ns. Questionné, l’ancien matelot sort une brochette de bouquins. Il navigue entre les pages, qu’il semble connaître sur le bout des doigts. « Regardez. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le navire de combat en question était l’un des trois principaux bateaux de la flotte française, aux côtés du bâtiment Jean Bart et du croiseur Suffren. »

Sur le cliché de juillet 1959, le croiseur de 6 000 tonnes apparaît plus gringalet que ses compères cuirassés. L’unité n’est ni imposante, ni distinguée pour ses qualités navales. « Il n’est pas moins important, se défend Édouard. Il participai­t aux opérations d’appui naval en Méditerran­ée. Le 15 août 1944, c’est lui qui a débarqué les soldats au Dramont ! » Les hommes, cachés dans le ventre de la bête, ont aidé à la reprise fulgurante du secteur.

Conscient de l’attrait des Raphaëlois pour l’histoire locale. Édouard projette de prêter sa maquette à la Ville pour une exposition autour du Débarqueme­nt. Alors, le hasard ? Bizarre, bizarre.

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(Photos Sophie Louvet et E. H.) Taillée dans le bois, la maquette du croiseur français mesure un mètre vingt.
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