Var-Matin (Grand Toulon)

Edgar Morin, un philosophe féru de sports

Le sociologue bientôt centenaire publie une réflexion sur le sport. Sans en sous-estimer les dérives fanatiques et financière­s, il préfère en retenir la dimension poétique et ludique

- PROPOS RECUEILLIS PAR THIERRY PRUDHON tprudhon@nicematin.fr

Dans Le sport porte en lui le tout de la société (1), un livre d’entretiens conduits par François L’Yvonnet, Edgar Morin s’attarde sur la dimension ludique du sport. Le sociologue et philosophe chantre de la complexité en privilégie les aspects positifs, lui qui raconte avoir suivi avec passion le Tour de France dans sa jeunesse et avoir assisté « avec beaucoup d’ardeur » à des matches de l’OGC Nice ou de l’AS Monaco lors de vacances sur la Côte d’Azur.

Vous aimez le foot, le rugby, le cyclisme… Qu’est-ce qui vous fascine dans le Tour de France notamment ? Gamin, avant guerre donc, j’étais envoûté par le Tour de France et je me rendais devant France-Soir ou L’Intransige­ant qui affichaien­t les résultats des étapes. Puis j’ai suivi celles-ci à la radio. Avec le temps, cette passion s’est atténuée. La course a pris une dimension publicitai­re plus importante. C’est un peu comme le football : la compétitio­n en elle-même est passionnan­te. Derrière, existe un aspect noir, l’argent, des combines, du dopage. Mais l’aspect sombre de ces sports de masse, qui brassent des enjeux financiers énormes, ne doit pas estomper leur caractère ludique et esthétique.

L’aliénation par le sport, tel un opium du peuple, vous n’y souscrivez pas ? Cette aliénation existe dans des cas extrêmes. Je me souviens d’un film brésilien, A Falecida ,où un fan de foot hurle sa joie quand son équipe marque, avant d’éclater en sanglots en réalisant que sa femme est en train d’agoniser. Comme toutes les passions, la passion amoureuse en particulie­r, les drogues, voire le sexe, le sport peut conduire à une aliénation, à une forme de délire ou d’esclavage. Mais il peut aussi être vécu de façon simplement poétique.

Cela peut surprendre : vous ne semblez pas plus choqué que cela par l’argent sans limite du football profession­nel ? Je me suis toujours efforcé de penser de façon complexe, en voyant les bons et les mauvais aspects des choses. J’ai des amis qui sont très critiques sur le football. Ils n’y voient qu’un business abrutissan­t dominé par l’argent. Quand le sport est devenu un marché, les joueurs de qualité sont devenus des marchandis­es de très haut prix, comme un tableau de Picasso, mais en plus éphémères. Mais ce n’est qu’une partie de la réalité. L’autre partie est poétique, esthétique, ludique. Nous ne sommes pas que des homos economicus. Nous sommes aussi des homos ludens, des hommes de jeu. Le sport permet de goûter à des émotions importante­s et de se réaliser. Il doit être vu de manière multidimen­sionnelle, sans que ses aspects sordides occultent ses aspects sublimes, et inversemen­t. Quand j’étais au Brésil, je suis allé au stade Maracanã à Rio et j’ai été frappé par le peu d’excès, de bagarres, au regard de la passion sans mesure des supporters.

Les hooligans que l’on a vus à une époque, notamment en Angleterre, transforme­r le jeu en guerre, ont constitué des cas limites qui ne sont pas le reflet de la réalité du football. Le sport, dans la lignée de Coubertin, apporte plutôt le respect de l’autre. Il est le reflet de la société, il en véhicule aussi bien les facteurs de communion que de division.

Pourquoi le foot, qui brasse les origines sociales et ethniques, ne favorise-t-il pas davantage l’intégratio­n et le vivre-ensemble dans l’ensemble de la société ? On l’a vu après les succès en Coupe du monde, le foot retisse un sentiment de communauté entre des gens d’origines diverses. Mais cela ne dure pas, et c’est d’ailleurs curieux. Prenez le cas de Zidane. Bien qu’il vive désormais en Espagne, il est totalement francisé. Les gens voient en lui un champion français et non algérien. C’est à nous d’échapper à une conception fermée de la nation et de voir que la France est un pays multicolor­é. Le sport ne peut régler à lui seul un problème social et politique très profond. Il n’est pas une baguette magique qui peut réconcilie­r tout le monde.

La fin des idéologies rend-elle le monde actuel plus anxiogène ? On peut dire que le communisme a été une religion de salut terrestre qui a disparu. Le progrès promis au XVIIIe siècle par Condorcet et par toute notre culture républicai­ne comme une voie royale de l’histoire a, lui aussi, disparu. L’avenir n’est plus considéré comme une chose merveilleu­se mais comme une nébuleuse inquiétant­e, encore renforcée aujourd’hui par la crise écologique et sanitaire. On vit donc dans l’angoisse, qui est effectivem­ent le phénomène dominant de notre époque, et qui participe de la crise de la démocratie. Il est difficile d’empêcher les gens de se refermer sur eux-mêmes et leurs vieilles croyances, et dans la recherche d’un salut venant du passé, parce qu’ils ne voient plus d’avenir. J’ai vécu pas mal de crises dans ma vie, et je ne peux que me souvenir que celle de  a conduit à l’hitlérisme et à la guerre mondiale. Nous traversons une époque inquiétant­e et c’est pour cela aussi que regarder un match nous fait oublier un temps nos angoisses.

Nous n’en sommes qu’à « la préhistoir­e de l’esprit humain », dites-vous. À savoir ? Les possibilit­és de comprendre autrui ne sont pas assez développée­s. Le progrès technique et économique n’a apporté aucun progrès moral ni psychologi­que. Les fanatismes jaillissen­t un peu partout. L’esprit humain n’a pas encore produit toutes les qualités qui sont en lui. Réussira-t-il à sortir de la préhistoir­e ? Je veux l’espérer.

Vous parlez de « l’apathie myope » dans laquelle vivent les citoyens, mais aussi les gouvernant­s, face aux dangers qui menacent la planète… Nous vivons au jour le jour, sans contrôler la dégradatio­n de la biosphère ou l’invasion de nouveaux virus. Et nous passons parfois de l’apathie à la fureur. On a vu des colères populaires monter puis retomber en Bolivie, au Chili, en Iran, les « Gilets jaunes » chez nous. Mais nous n’arrivons pas à dépasser ces situations.

La politique, comme le sport, est une gestion de la complexité. Estimez-vous qu’elle se mène davantage dans l’immédiatet­é, au fil des soubresaut­s de l’opinion, depuis quelques années ? Malheureus­ement, les gouvernant­s, qui ont des formations limitées ou spécifique­s, manquent d’une culture suffisante pour penser la complexité du monde. Nous vivons une tragédie de la connaissan­ce. Celle-ci a progressé de façon très importante grâce aux discipline­s scientifiq­ues. Mais ces discipline­s, au lieu de s’ouvrir les unes sur les autres, se sont cloisonnée­s : les experts se sont enfermés chacun dans leur secteur. La difficulté est de percevoir un ensemble multiple et complexe, qui de surcroît évolue de façon de plus en plus accélérée. Nous sommes en effet myopes par rapport aux événements, et nos gouvernant­s ne sont pas plus lucides pour affronter le futur.

L’angoisse est le phénomène dominant de notre époque”

1. Editions Insep/Cherche-Midi, 58 pages, 10 euros. Cet opus s’intègre dans la collection Homo ludens, qui a vu le jour début mars avec J’aime le sport de

petit niveau de Boris Cyrulnik. Cette collection donne la parole à des intellectu­els qui traitent du corps et du sport, dans de brefs ouvrages accessible­s au plus grand nombre. Suivront Mes profs de gym m’ont

appris à penser de Michel Serres le 17 septembre, Chez les chimpanzés il n’y a pas besoin d’arbitre

de Pascal Picq début octobre, puis des textes de Joël de Rosnay et Yves Coppens en novembre.

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(Photo Pascal Guyot/AFP) Edgar Morin a eu  ans en juillet dernier.

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