« Nous avons transmis la honte d’être français »
Le philosophe Pascal Bruckner s’émeut, dans son dernier livre, de la dictature des antiracistes, décoloniaux et néo-féministes qui font de l’homme blanc le responsable de tous leurs malheurs
Son livre, Un coupable presque parfait (1), est un long râle d’exaspération. Néo-féministes, « antiracistes racistes » et décoloniaux y sont habillés pour l’hiver. Le philosophe Pascal Bruckner ne supporte plus, en effet, de voir « l’homme blanc en érection mangeur de viande » affublé de tous les maux. Un nouveau Satan à la fois violeur, raciste et négrier en puissance. Il y voit la patte d’une américanisation caricaturale de la société française, qui remplace un racisme par un autre et nous mène tout droit vers une société tribalisée, en proie à la guerre de tous contre tous.
La lutte des genres, des races et des communautés, dites-vous, a remplacé la lutte des classes… Oui. Autrefois, la pensée politique, surtout à gauche, était axée sur la lutte des classes. Les uns étaient réformistes, les autres révolutionnaires, mais c’est à partir des classes sociales qu’on essayait de comprendre la société. Aujourd’hui, c’est de plus en plus remplacé par des concepts de race, de genre et d’identité, importés des États-Unis, qui s’adaptent assez mal à la situation française.
Vous y voyez l’empreinte d’une américanisation de l’Europe. Mais en , vous le rappelez, Aimé Césaire assimilait déjà la colonisation au nazisme… Cézaire, militant anticolonialiste, pensait que la colonisation était proche du nazisme. C’était l’optique d’un homme qui vivait en Martinique et voulait redéfinir les relations avec la France. Mais c’est quelqu’un qui a validé le maintien dans la communauté française, en étant maire de Fort-de-France et député.
Les décoloniaux d’aujourd’hui ne sont donc pas ses héritiers ? Non. Ni ceux de Frantz Fanon [penseur martiniquais, figure de l’anticolonialisme au XXe siècle]. Ce qui caractérise les décoloniaux d’aujourd’hui, c’est d’être plutôt dans la revanche, la rancune, dans l’obsession pigmentaire, alors que Frantz Fanon pensait au contraire que personne n’avait à payer pour l’esclavage imposé à ses ancêtres. Il était beaucoup plus moderne que ceux qui se réclament de lui. Il n’était pas dans le ressentiment mais avait encore un projet universaliste de réconciliation, alors qu’aujourd’hui certains veulent d’abord faire payer les descendants des esclavagistes.
Pour vous, la gauche, par ses dérives clientélistes, a une responsabilité dans l’éclatement de la société... Oui, énorme. Toute la gauche n’en est pas responsable, mais La France insoumise en porte sa part. Jean-Luc Mélenchon, qui était un laïc pur et dur, s’est mis à défiler au côté du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) qui, je l’espère, sera bientôt hors la loi. Sur les questions de l’islam radical, il est plus qu’ambigu, non par conviction mais par pur opportunisme.
En , à niveau social égal, il est devenu pour vous plus simple d’être une jeune fille qu’un jeune homme… Effectivement, l’avenir appartient davantage aux femmes qu’aux hommes, c’est une conséquence du féminisme. Elles réussissent mieux à l’école et dans une ou deux générations, la parité sera bien plus forte qu’aujourd’hui. Elles représentent un courant plus fort que la virilité d’hier.
Et à l’inverse, il est dur d’être un homme aujourd’hui ? Tout dépend quel homme, en termes de pouvoir et de classe sociale. Mais oui, avoir ans aujourd’hui, quand on est un garçon, c’est avoir à s’interroger sur ce qui est permis et ne l’est pas. En particulier en matière de problématique amoureuse : qu’est-ce que faire sa cour ? A mon époque, c’était plus facile. Les choses étaient plus claires et nous étions dans une période d’émancipation. À présent, on risque à chaque instant de tomber sous le coup de la loi. L’avocat, ou le juge, s’interpose entre les hommes et les femmes. Il y a à la fois beaucoup de liberté et le soupçon pèse sans arrêt sur l’homme, coupable par excellence puisque son anatomie et sa force font de lui un danger.
Quand Jacques Chirac a prononcé son discours sur la responsabilité de la France dans la rafle du Vel-d’hiv’, tout le monde a applaudi. A quel moment un pays doit-il arrêter de battre sa coulpe ? On peut reconnaître les crimes de la France. C’est incontestable, ilyenaeu.Maisilexisteàmon sens un problème de réciprocité. Si, par exemple, le président de la République présente ses excuses solennelles à l’Algérie, vont-elles clore les comptes et l’Algérie va-t-elle arrêter de pointer un doigt accusateur contre nous ? Et les Algériens vont-ils, eux aussi, balayer devant leur porte ? Par une ironie de l’histoire, les Algériens qui protestent contre le pouvoir du FLN, c’est en France qu’ils se rendent : l’ancienne puissance coloniale est devenue le bastion de la liberté. Si nous sommes ce pays abominable couvert de sang, pourquoi tant de dissidents et opposants viennent-ils se réfugier chez nous ? C’est bien la preuve que la France ne se réduit pas au rôle d’affreuse qu’un discours décolonial veut lui faire endosser, notamment du côté de Mediapart ou d’historiens purement médiatiques qui dressent des colonnes de martyrs pour nous culpabiliser.
Qu’avons-nous donc raté dans la transmission de nos valeurs pour que certains se sentent « Français malgré eux » ? Malheureusement, la seule valeur que nous ayons vraiment transmise est la haine de soi, la honte d’être français, l’abaissement de la nation et cela, nos ennemis l’ont saisie et ils appuient là où ça fait mal, en insistant sur la culpabilité coloniale et raciste, alors que nous devrions être fiers de nos conquêtes. Le repentir intervient dans une dialectique entre des minorités actives, qui profitent des faiblesses de notre droit, et une mentalité défaitiste très prégnante parmi nous.
Est-ce que vous ne cédez pas vous-même à une forme d’outrance, en donnant plus d’importance qu’ils n’en ont à des courants très relayés médiatiquement mais qui restent minoritaires ? Est-ce que je grossis ou est-ce que je prends ces phénomènes à la naissance ? Comme vous le dites, ces courants saturent les médias et ils sont surtout très implantés à l’université. À Sciences po et dans les diverses facultés, beaucoup de thèses portent sur le décolonialisme, le néo-féminisme ou l’antiracisme à l’américaine. Je ne pense donc pas exagérer le rôle de ces courants devenus suffisamment puissants pour être combattus.
Vous avez accusé, sur Arte, la militante antiraciste Rokhaya Diallo d’avoir « armé le bras des tueurs » en poussant à la haine contre Charlie Hebdo. Vous maintenez ? Oui. C’est une militante proche du CCIF, représentative d’un islamo-gauchisme qui pactise dans la communion entre l’islam et l’espérance révolutionnaire.
La France ne se réduit pas au rôle d’affreuse qu’un discours décolonial veut lui faire endosser”
Faut-il alors réprimer tous les propos qui peuvent entraîner des dérives dramatiques ? Non, parce que la liberté d’opinion doit être respectée. Mais il faut souligner leur responsabilité. L’islamisme n’est pas seulement l’affaire de quelques fanatiques. Certains ont individuellement préparé la vindicte contre Charlie Hebdo et tous ceux qui veulent défendre la liberté d’expression.