Var-Matin (Grand Toulon)

Sacha Belissa : « Non, les loups solitaires n’existent pas »

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Sacha Belissa est responsabl­e du pôle judiciaire au Centre d’analyse du terrorisme (CAT), think tank de référence présidé par Jean-Charles Brisard. Depuis 2017, ce spécialist­e a ainsi assisté aux procès de centaines de prévenus et d’accusés de faits de terrorisme. Il revient sur le profil

(1) de Mustapha Mokeddem, condamné en mars dernier à 20 ans de réclusion criminelle pour avoir projeté un attentat à l’arme blanche, en 2012, contre les journalist­es de Charlie Hebdo et pour avoir rallié, fin 2014, l’organisati­on État islamique (Daech) en Syrie.

Mustapha Mokeddem, un jeune homme qui s’est semble-t-il radicalisé rapidement, a-t-il un profil de terroriste atypique ? Pas vraiment. Certes, l’évolution rapide vers des pratiques très rigoristes existe. Mais il me semble plus pertinent de remarquer la persistanc­e importante dans l’idéologie salafiste jihadiste de ces profils. Près d’un an et demi après avoir été interpellé pour son projet d’attentat, Mustapha Mokeddem a ainsi rejoint l’État islamique (EI) en Syrie afin d’y combattre jusqu’au sacrifice suprême ! Ensuite, depuis la zone, il a piloté un autre projet d’attentat contre la base navale de Toulon en , avec Hakim Marnissi, désigné comme exécutant potentiel. Il ne faut pas négliger l’ancrage idéologiqu­e des individus jugés dans ces affaires de terrorisme.

Et quid du fait que Mustapha Mokeddem ait fait mine de se repentir avant de quitter la France ? Là encore, il n’est pas le seul. Cet été avec le CAT, nous avons publié une étude montrant que, sur  djihadiste­s dont nous avons pu documenter un séjour en Afghanista­n, en Bosnie ou en Irak entre  et ,  % de ces individus ont été recondamné­s pour des faits de terrorisme. Cela signifie que plus d’un jihadiste sur deux n’a pas seulement persisté mais s’est réengagé !

Les « Mustapha Mokeddem » d’aujourd’hui continuent-ils de nourrir des projets d’exil vers d’autres territoire­s ? Après la défaite territoria­le du califat en Syrie en , il est devenu très compliqué pour ces jihadistes français de rejoindre la zone irako-syrienne. Et très peu ont rejoint d’autres terres de jihad. Le Sahel, le Yémen ou la Libye restent des zones très difficiles d’accès et au sein desquelles les factions terroriste­s sont bien moins organisées. On peut considérer que le contingent salafiste jihadiste se reconstitu­e aujourd’hui localement dans les villes, les zones rurales et dans nos banlieues… Ces radicalisé­s misent sur un temps long, frappent ponctuelle­ment comme on a pu le constater une nouvelle fois (avec Samuel Paty, Ndlr) et projettent des actions violentes sur le territoire national, souvent déjouées.

Vous voulez dire que le danger serait plus que jamais présent dans l’Hexagone ? Oui. Il ne faut pas négliger que  détenus condamnés pour des faits de terrorisme seront libérés d’ici , ce qui exercera nécessaire­ment une pression supplément­aire sur nos services de renseignem­ent. Lesquels effectuent un suivi et une évaluation de ces individus avec des moyens relativeme­nt faibles face à la masse de ce phénomène (  personnes inscrites au Fichier des signalemen­ts pour la prévention de la radicalisa­tion à caractère terroriste). C’est une situation extrêmemen­t complexe qui demande des moyens considérab­les.

Peut-on considérer que Mustapha Mokeddem ressemble à Abdoullakh Anzorov, le jeune terroriste tchétchène qui a tué le professeur d'histoire à Conflans ? Au-delà de la simple évidence que ces deux individus se battent au nom d’une même religion et qu’ils soient le fruit d’une immigratio­n, ils ont également partagé deux velléités : celle de commettre une action violente sur le territoire français ainsi qu’un projet de hijra (émigration) vers une terre d’islam. Même si les desseins d’Abdoullakh Anzorov étaient plus récents, moins évidents et ne se sont pas concrétisé­s. Ils se ressemblen­t principale­ment dans leurs volontés respective­s de nous combattre en tant que société. Les deux souhaitaie­nt s’attaquer à des symboles de la nation : pour Mustapha Mokeddem, des journalist­es symboles de la liberté d’expression, plus indirectem­ent à des militaires (en lien avec Hakim Marnissi, Ndlr) ; et pour Abdoullakh Anzorov, à un professeur d’histoire qui incarne notamment le legs de la civilisati­on française et de ses principes aux nouvelles génération­s.

Les procédures instruites par la justice antiterror­iste ont mis en évidence des liens entre Mustapha

Mokeddem et la cellule de CannesTorc­y, Omar Diaby, mais aussi, donc, avec Hakim Marnissi condamné pour avoir projeté un attentat a Toulon… À quel point la mouvance terroriste est-elle structurée ? Les « loups solitaires » le sont-ils vraiment ? Non, les loups solitaires n’existent pas. Ce concept a été contesté dans les faits lors de ces huit dernières années au cours desquelles nous avons constaté les liens innombrabl­es entre ces jihadistes présents en France ou partis en Syrie et en Irak. Il y a aujourd’hui des moyens technologi­ques qui permettent d’éviter les rencontres physiques ou d’accéder à une documentat­ion salafiste jihadiste via Internet. Si cela rend le processus d’endoctrine­ment individuel possible, ces individus sont de manière systématiq­ue liés à d’autres appartenan­t à la même sphère, à la même mouvance. Dans tous les dossiers on retrouve des contacts avec au moins un partisan de la même idéologie.

1. Cette interview a été réalisée avant l’attentat de Nice.

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