Var-Matin (Grand Toulon)

Tu peux pas bander en permanence”

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Ses murs graffés font le bonheur des instagrame­urs. Ses petits restos régalent les couples proprets. Et les fans de Plus belle la vie y viennent en pèlerinage. C’est le Panier, version 2020. Le nom n’a pas bougé, mais le quartier n’a plus rien à voir avec celui dans lequel Hadrien Bels, a passé son adolescenc­e, il y a une vingtaine d’années. La zone a été gentrifiée, comme d’autres quartiers de la cité phocéenne. Au Panier, les gueules tordues, les effluves de tambouille, les gros bonnets de l’illicite et les gars de la Fonky Family, piliers du rap marseillai­s, ont disparu du décor. Tout comme Ichem, Kassim, Nordine, Djamel, ou Ange, les potes de Stress. « Pas la bande la plus glamour, celle qui traînait place des Moulins, le coin des déguns », nous glisse Hadrien Bels. Cinq dans tes yeux, c’est tout cela, cet aller-retour dans le temps à travers le regard de Stress, un gars qui ressemble beaucoup à Hadrien Bels. Comme son personnage, le primo romancier est vidéaste. Un mariage oriental par-ci, un film d’entreprise par-là. Des clips et des pubs aussi. Placer sa ville, « belle comme ça, avec ses mots simples et ses manières de fille de rue », dans son cadre ? Il y a songé, sans y arriver. « Il y a une sorte de pudeur, je connais peut-être trop ses codes aussi. Écrire ce livre m’a permis de faire mon film, en quelque sorte. Je voulais tout donner, tout dire maintenant. Comme si je pouvais enfin gueuler mon truc sur Marseille. »

Vous aviez envie d’écrire depuis longtemps ? J’ai eu une période slam, quand on en entendait pas mal dans les cafés. J’ai fait un peu de journalism­e dans un mag culturel local aussi. J’avais en tête d’écrire un bouquin, mais ça me paraissait insurmonta­ble.

Dans votre livre, il y a des phrases qui claquent et des potes qui se vannent, mais aussi beaucoup de sensations... Mon écriture est assez cinématogr­aphique. Et je connais bien ma ville, je l’ai beaucoup pratiquée. Donc des sensations sont revenues quand je me suis penché sur le sujet. Des odeurs d’écume ou de cumin, des sons de vagues, un relent d’égouts, la sensation d’une brise, d’un corps fatigué par la chaleur... J’ai essayé d’être assez fidèle à ma mémoire.

Pour nommer ceux qui sont régulièrem­ent appelés « les bobos », vous utilisez le terme « venants »... Le propos sur les venants, il porte sur le côté schizophré­nique de certains. Ils arrivent, ils luttent contre la gentrifica­tion. Alors qu’ils font partie de l’équation, sans avoir la lucidité pour le voir. Comme le mec qui arrive place San Marco à Venise et qui se plaint de la masse de touristes. Bon, on en bénéficie aussi. On bouffe du bon fromage, on goûte enfin du bon pain, on va dans les troquets sympas... Mais voilà, on ne lutte pas contre la gentrifica­tion en faisant des sacs de plage « Solidarité Noailles ».

Les potes de Stress venaient presque tous d’ailleurs, aussi ? C’est une bande de venants à sa manière, issue de l’immigratio­n. À part deux personnage­s, ils arrivent direct du bled. Leur culture, elle est comme une première pression d’huile d’olive, elle est forte. J’aime beaucoup ça. Ils arrivent avec leur énergie, leurs codes, leur musique, leur manière de se fringuer... À l’adolescenc­e, il y a plus de mélange. Ce qui compte, c’est aller toucher du shit, brancher des meufs, s’amuser.

Le titre du roman résume cette idée de mélange des origines ? Oui, il vient de Khamsa fi ainek, une expression qui réunit les juifs, les pieds-noirs, les Arabes, les Berbères. C’est une expression reliée à la main de Fatma, c’est la main que je pose sur ton regard pour me protéger de ton mauvais oeil.

Hormis ce regard sur la transforma­tion de Marseille et vos souvenirs, qu’est-ce qui a guidé votre écriture ? Sans doute une volonté de distraire, comme au cinéma. Une scène « cut », un coup de couteau. Puis quelque chose de plus posé, moins bavard. Tu peux pas bander en permanence. J’avais envie que ce soit drôle aussi. Dans la rentrée littéraire, il y a des trucs bien. Mais les trucs drôles, il faut les chercher, c’est souvent mortifère. On dirait que quand c’est drôle, ça ne peut pas être profond. C’est un truc qui va avec Marseille, c’est une ville hyper chaude.

On ne sait pas si vous êtes aussi flippé que votre personnage principal, mais le bon accueil réservé à Cinq dans tes yeux doit vous rassurer... Oui, je suis un peu stressé de nature, c’est clair. Pour un premier roman, l’accueil est assez dingue. Je suis porté par l’image de Marseille à mon avis. Cette ville intrigue pas mal de gens. Il y a aussi une immersion culturelle assez forte. Parce que c’est assez rare d’avoir le point de vue d’un petit blanc qui a grandi dans un quartier populaire. En tout cas, quand on écrit, on ne se rend pas compte qu’on va plonger dans le monde de la littératur­e, un écosystème à part, assez dingue.

Mon personnage principal, c’est Marseille”

Il y a un autre écosystème que vous écorchez, c’est celui de la culture subvention­née... Je me suis toujours situé dans les marges de tout ça. On ne m’a jamais trop bien accueilli dans ce système. Attention, je ne crache pas systématiq­uement sur la culture subvention­née. Mais le pouvoir institutio­nnel prend beaucoup de place. Souvent, ce pouvoir oublie de créer des passerelle­s, oublie un peu son rôle social.

N’avez-vous pas craint qu’on

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