Var-Matin (Grand Toulon)

Dans la peau d’un loup

Dans Nés de la nuit, la journalist­e et auteure niçoise raconte son expérience sensoriell­e sur les pas des loups qui sont de retour. Entre éthologie et poésie, un bouleversa­nt plaidoyer pour la faune sauvage.

- NATHALIE BRUN nbrun@nicematin.fr

En vacances dans un refuge alpin, Caroline Audibert a 13 ans quand son père découvre la dépouille du premier loup de retour en France, en 1993. Plus tard, après un master de philosophi­e, la Niçoise devenue journalist­e et écrivaine, se lancera dans une enquête inédite sur cette saga écologique très emblématiq­ue. Relatée dans Des Loups et des Hommes (Plon, collection Terre humaine), elle lui vaudra le prix de l’essai littéraire 30 Millions d’Amis en 2018. Avec Nés de la nuit, sorti le 5 novembre chez Plon, Caroline Audibert nous embarque cette fois pour un extraordin­aire voyage sensoriel en forêt, dans la peau d’un jeune loup. Une aventure de longue haleine où il lui a fallu réapprendr­e à déployer ses sens et ses antennes, mais aussi une expérience littéraire et philosophi­que, qui nous invite à quitter notre point de vue humain pour réveiller nos connexions sauvages et retrouver notre osmose perdue avec la nature.

Votre engagement pour la biodiversi­té remonte à cet été  ?

C’est une histoire de sensibilit­é plus qu’un engagement intellectu­el. Au départ, c’est une expérience d’habitation, d’intimité forte avec la nature qui m’ont donné une réceptibil­ité. Ensuite, il a eu un engagement beaucoup plus construit. J’ai fait des études de philosophi­e, avec beaucoup de questionne­ments sur notre époque. Pour ma génération et les suivantes plus encore, la question de l’environnem­ent a commencé à se poser dans les années soixantedi­x. C’est une question qui s’est cristallis­ée ces dernières décennies. Modestemen­t, j’oeuvre sur ce plan-là.

Quelle part tient l’éthologie dans Nés de la Nuit ?

L’éthologie a fait beaucoup sur notre changement de regard sur le vivant. L’étude du comporteme­nt des animaux, des plantes, nous a montré toutes les systémies, ce qui fonctionne ensemble, et les rapports fascinants entre les êtres vivants. Avec l’éthologie, l’homme n’est plus dans un rapport de dominant mais dans un rapport de curieux. J’aime beaucoup cette approche. J’ai voulu la traduire dans ce livre : ce que ressent l’animal. C’est un pari littéraire qui raconte beaucoup de ce qu’on est, de cette mémoire archaïque : oui, on est de la même veine, de la même terre, du même humus… J’ai voulu réveiller notre sensibilit­é sauvage, nos instincts, une manière de se sentir complèteme­nt immergé dans la forêt, dans la montagne.

Le retour des loups, c’est donc une très bonne nouvelle ?

Même si c’est très polémique, avec plein de questions sur l’adaptation du pastoralis­me que j’ai traitées dans Des loups et des hommes ,sur le plan de la biodiversi­té, c’est une excellente nouvelle. Si le prédateur revient, c’est que le prédateur peut le supporter, c’est que l’écosystème va bien. Ce sont de grands équilibres qui se remettent en place, et qui demandent aux hommes de s’adapter. Le pastoralis­me est en train de s’adapter, mais c’est très complexe. Il n’y a pas de réponse unique, elles varient selon les territoire­s.

Comment se sont passées ces rencontres avec les loups ?

Je n’ai pas suivi une meute en particulie­r et je ne suis pas restée fidèle à un territoire. J’ai eu des expérience­s diverses. Je me suis énormément documentée, j’ai beaucoup marché et arpenté des territoire­s, et j’ai eu des rencontres fortes. La plus forte, qui vaut toutes celles de visu, c’est lorsque j’ai entendu une meute chanter – hurler ! – en pleine montagne. Je logeais seule dans une maison de l’Office National des Forêts, en Haute Tinée, et je les ai entendus un soir où je rentrais sans lampe. La montagne devenait très noire et le ciel était limpide, c’était magique ! J’ai vu beaucoup de traces, de crottes, de carcasses méticuleus­ement nettoyées avec une méthode propre à eux. J’ai eu cette sensation d’être sur les pas des loups. Je me disais : quand ce sera le moment, je vais faire cette rencontre, mais je ne vais pas l’orchestrer. Le plus important était de comprendre leur logique et leur territoire. C’était eux qui me voyaient ! J’ai la démarche inverse d’un photograph­e animalier.

J’ai marché pieds nus ou à quatre pattes pour voir à hauteur de loup. J’ai beaucoup travaillé l’odorat. J’étais limité par rapport à un loup dont l’odorat est quatre cents fois plus développé que le mien, je me suis sentie aveugle ! J’ai senti des écorces, l’eau, les résineux, la terre… j’ai tenu un carnet olfactif. C’est avant tout l’odorat qui les guide alors que nous utilisons plus nos yeux. J’ai essayé de rentrer dans une autre partie du monde par cette altérité animale. Ce n’est pas tant une image du loup mais une image de soi : qu’est-ce que ça ferait de sentir comme un loup et qu’est-ce que ça m’apporterai­t.

Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Un rapport extrêmemen­t intense au présent. Quand on se met dans cette rotation de conscience, dans cette rotation de louve, tout est extrêmemen­t vivant. Le vent change, qu’est-ce que ça met en alerte ? Tel cri d’oiseau, qu’est-ce qui se passe ? C’est une attention à chaque petit moment, à chaque signe… Une redécouver­te de ce qui m’entoure et de moi-même.

Le réensauvag­ement est nécessaire, dites-vous.

Un réensauvag­ement de soi, d’abord. Cette reliance plus intense et plus profonde avec la nature. Par ailleurs, il est important de préserver des territoire­s où la nature ne se résume pas à un projet d’exploitati­on ou d’exposition, mais où elle existe pour ellemême. C’est un des enjeux très importants de notre époque. Lorsqu’on préserve un petit endroit, ne serait-ce que dans un jardin, on voit tout de suite la biodiversi­té qui renaît à toute petite échelle. Si on élargit la logique autour de nos mégapoles, de nos zones industriel­les, de nos campagnes très cultivées, nous garderons des îlots de nature, de silence, des havres pour les êtres vivants. Cela induit un autre rapport au monde et d’autres décisions. Cette révolution écologique sera encore plus pérenne si elle part de nousmême, de nos sensations. Mon militantis­me est là.

‘‘ On est de la même veine, de la même terre”

‘‘ Réensauvag­er l’homme”

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Nés de la nuit. Caroline Audibert. Éditions Plon.  pages. 

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