Var-Matin (Grand Toulon)

« La crise a été un révélateur de l’état de la société »

Philosophe et sociologue, Jean-Pierre Le Goff s’est penché sur la période du premier confinemen­t. Il en retient notre perméabili­té au discours médiatique et notre difficulté à penser

- PROPOS RECUEILLIS PAR SAMUEL RIBOT (Agence locale de presse)

Votre livre s’intitule La Société malade ().Maisne l’était-elle pas avant la crise du Covid ?

Un certain nombre de fractures existaient antérieure­ment, c’est vrai, mais cette crise, et ce premier confinemen­t, ont agi comme un révélateur de l’état de la société dans un certain nombre de domaines comme la politique, le lien entre l’État et les citoyens ou le rapport à la mort. Toutes ces plaies sont apparues de manière beaucoup plus nette sous l’effet de cette crise, ce qui nous a renvoyés vers un « air du temps » dont nous n’étions pas forcément conscients.

« Nous avons vécu en direct et en continu un événement qui polarisait l’univers mental et produisait des effets de saturation », écrivez-vous…

Un virus inconnu, qu’on ne savait pas combattre, nous est tombé dessus et nous a fait réaliser que nous n’avions ni masques, ni stratégie, ni lits d’hôpitaux en nombre suffisant, ce qui a provoqué un premier effet de sidération. Puis nous avons été confinés : tout s’est arrêté, il n’y avait plus de bruit ni d’humains dans les rues, nous ne pouvions plus sortir de chez nous. Or, dans ce type de situation, on a une tendance naturelle à recouvrir le réel d’un flot de paroles et d’images, de ce que j’appelle

« une bulle imagière et langagière. » Et c’est ce qui s’est produit, dans des proportion­s incroyable­s, à travers la télévision et les réseaux sociaux.

Comment analysez-vous justement le rôle joué par les médias et les réseaux sociaux ? Ils ont brouillé, à travers des images fortes et des polémiques incessante­s, notre rapport à la réalité. Cette masse d’informatio­ns à laquelle nous avons été et sommes encore soumis, qui n’est ni triée ni hiérarchis­ée, provoque des effets de déstabilis­ation, de saturation qui finissent par nous perdre. Les images de morts, de camions charriant des cercueils, de services hospitalie­rs débordés ont créé une angoisse diffuse, même si elles reflétaien­t un réel qui n’était pas forcément le nôtre. Personne ne montrait les services qui n’étaient pas saturés ! Ce qui a d’ailleurs pu créer une distorsion entre ce que nous vivions et ce que nous percevions de l’épidémie.

Mais comment résister à cette avalanche d’informatio­n alors que nous en avions cruellemen­t besoin ?

Cela pose avant tout la question du terreau éducatif, de la capacité des citoyens à aborder la réalité avec de la raison, du recul et de la réflexion. Or, cette bulle langagière et communicat­ionnelle a justement pour effet de nous désapprend­re à penser par nous-mêmes. Mais je ne ferai pas pour autant le procès des médias, des journalist­es ou des réseaux sociaux car, après tout, chacun est libre de consommer ou pas cette informatio­n. Le problème, c’est qu’il est plus facile de rester à la surface des choses, de s’indigner chaque jour, de réagir à la moindre polémique plutôt que de chercher à comprendre en confrontan­t sereinemen­t les points de vue. Ça fait du bruit, ça permet d’exister, mais ça ne permet pas de bâtir une réflexion à long terme. C’est ce que j’appelle la « servitude volontaire » post-moderne.

Le complotism­e a fait son miel de cette situation de crise en ravivant notamment le clivage entre les élites et le peuple. Quels dangers voyez-vous derrière cet état de fait ?

Une société ne peut pas vivre sans élites, contrairem­ent à ce que prétendent les discours populistes qui appellent au lynchage en s’appuyant sur des fractures bien réelles. La dénonciati­on quotidienn­e des élites favorise la tentation complotist­e qui s’appuie sur une logique de ressentime­nt, qui peut elle-même conduire à la haine. Elle entretient un climat d’affronteme­nt constant, de guerre civile larvée qui peut mettre en danger la démocratie.

Nous avons dû abandonner nos anciens, renoncer à les accompagne­r voire à les enterrer. Diriez-vous qu’il s’agit là de l’un des aspects les plus graves de ce qui s’est produit pendant le premier confinemen­t ?

Oui. Toutes les civilisati­ons antérieure­s avaient un rapport aux anciens, à la fin de vie, à la mort, qui passait par des rituels, une forme de respect face à la finitude, trait essentiel de la condition humaine. Mais comme notre société s’est employée ces dernières années à tout faire pour évacuer de nos vies le tragique et la mort, nous avons renoncé à cette dimension symbolique essentiell­e au nom d’un principe de précaution sanitaire poussé à l’extrême. Cet épisode historique a révélé la façon dont notre société en était arrivée à traiter les vieux, les mourants et les morts. Et cela en suivant des recommanda­tions que je qualifie d’« inhumaines », émanant d’un comité scientifiq­ue dont la compositio­n ne lui permettait pas d’aborder de telles questions.

Vous regrettez donc que le conseil scientifiq­ue ait dû travailler sur des domaines qui dépassaien­t sa compétence scientifiq­ue…

Oui, mais je ne veux pas les accabler en leur faisant porter une responsabi­lité qui n’aurait jamais dû être la leur : comment voulez-vous qu’un conseil essentiell­ement composé de médecins, d’infectiolo­gues et de spécialist­es de la modélisati­on mathématiq­ue puisse faire des recommanda­tions en matière de rituels funéraires et de « besoins spirituels » ? Ça n’est tout simplement pas leur domaine.

Contrairem­ent à certains observateu­rs, vous accordez au gouverneme­nt des circonstan­ces atténuante­s dans sa gestion de la crise…

Il faut reconnaîtr­e que cette crise totalement inédite est tombée sur nos gouvernant­s avec une soudaineté, une violence, qui font que leur action, si elle reste critiquabl­e par bien des aspects, ne mérite pas que l’on en profite pour renforcer un ressentime­nt à l’égard du pouvoir qui peut devenir dangereux. Parce que notre situation est instable sur le plan sanitaire, certes, mais aussi et peut-être surtout elle peut être explosive sur le plan social, économique et politique.

D’après vous, sortirons-nous grandis ou affaiblis de cet épisode ?

Cette pandémie marquera le monde durablemen­t. Mais il est très difficile de savoir de quel côté nous allons pencher. Cette société de consommati­on et de loisirs de masse tant décriée aura-t-elle disparu ? J’en doute. Nous allons peut-être modifier certains comporteme­nts, mais probableme­nt pas au point de donner naissance au fameux « monde d’après ». D’autant que nous avons face à nous de grands défis : les questions de l’emploi, de l’écologie, du séparatism­e, des migrations, des risques de guerre… Tous ces sujets nous obligent à lever la tête, à sortir de cette espèce de focalisati­on que nous entretenon­s sur des polémiques aussi incessante­s que vaines. Les défis qui nous sont posés nécessiten­t que nous puissions exercer notre liberté de pensée, notre liberté de parole, sans réduire le débat à « pour ou contre », sans opposer immédiatem­ent le camp du bien et le camp du mal. 1. La Société malade, aux éditions Stock, 280 pages, 18,50 €.

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(Photo DR)

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