« La crise a été un révélateur de l’état de la société »
Philosophe et sociologue, Jean-Pierre Le Goff s’est penché sur la période du premier confinement. Il en retient notre perméabilité au discours médiatique et notre difficulté à penser
Votre livre s’intitule La Société malade ().Maisne l’était-elle pas avant la crise du Covid ?
Un certain nombre de fractures existaient antérieurement, c’est vrai, mais cette crise, et ce premier confinement, ont agi comme un révélateur de l’état de la société dans un certain nombre de domaines comme la politique, le lien entre l’État et les citoyens ou le rapport à la mort. Toutes ces plaies sont apparues de manière beaucoup plus nette sous l’effet de cette crise, ce qui nous a renvoyés vers un « air du temps » dont nous n’étions pas forcément conscients.
« Nous avons vécu en direct et en continu un événement qui polarisait l’univers mental et produisait des effets de saturation », écrivez-vous…
Un virus inconnu, qu’on ne savait pas combattre, nous est tombé dessus et nous a fait réaliser que nous n’avions ni masques, ni stratégie, ni lits d’hôpitaux en nombre suffisant, ce qui a provoqué un premier effet de sidération. Puis nous avons été confinés : tout s’est arrêté, il n’y avait plus de bruit ni d’humains dans les rues, nous ne pouvions plus sortir de chez nous. Or, dans ce type de situation, on a une tendance naturelle à recouvrir le réel d’un flot de paroles et d’images, de ce que j’appelle
« une bulle imagière et langagière. » Et c’est ce qui s’est produit, dans des proportions incroyables, à travers la télévision et les réseaux sociaux.
Comment analysez-vous justement le rôle joué par les médias et les réseaux sociaux ? Ils ont brouillé, à travers des images fortes et des polémiques incessantes, notre rapport à la réalité. Cette masse d’informations à laquelle nous avons été et sommes encore soumis, qui n’est ni triée ni hiérarchisée, provoque des effets de déstabilisation, de saturation qui finissent par nous perdre. Les images de morts, de camions charriant des cercueils, de services hospitaliers débordés ont créé une angoisse diffuse, même si elles reflétaient un réel qui n’était pas forcément le nôtre. Personne ne montrait les services qui n’étaient pas saturés ! Ce qui a d’ailleurs pu créer une distorsion entre ce que nous vivions et ce que nous percevions de l’épidémie.
Mais comment résister à cette avalanche d’information alors que nous en avions cruellement besoin ?
Cela pose avant tout la question du terreau éducatif, de la capacité des citoyens à aborder la réalité avec de la raison, du recul et de la réflexion. Or, cette bulle langagière et communicationnelle a justement pour effet de nous désapprendre à penser par nous-mêmes. Mais je ne ferai pas pour autant le procès des médias, des journalistes ou des réseaux sociaux car, après tout, chacun est libre de consommer ou pas cette information. Le problème, c’est qu’il est plus facile de rester à la surface des choses, de s’indigner chaque jour, de réagir à la moindre polémique plutôt que de chercher à comprendre en confrontant sereinement les points de vue. Ça fait du bruit, ça permet d’exister, mais ça ne permet pas de bâtir une réflexion à long terme. C’est ce que j’appelle la « servitude volontaire » post-moderne.
Le complotisme a fait son miel de cette situation de crise en ravivant notamment le clivage entre les élites et le peuple. Quels dangers voyez-vous derrière cet état de fait ?
Une société ne peut pas vivre sans élites, contrairement à ce que prétendent les discours populistes qui appellent au lynchage en s’appuyant sur des fractures bien réelles. La dénonciation quotidienne des élites favorise la tentation complotiste qui s’appuie sur une logique de ressentiment, qui peut elle-même conduire à la haine. Elle entretient un climat d’affrontement constant, de guerre civile larvée qui peut mettre en danger la démocratie.
Nous avons dû abandonner nos anciens, renoncer à les accompagner voire à les enterrer. Diriez-vous qu’il s’agit là de l’un des aspects les plus graves de ce qui s’est produit pendant le premier confinement ?
Oui. Toutes les civilisations antérieures avaient un rapport aux anciens, à la fin de vie, à la mort, qui passait par des rituels, une forme de respect face à la finitude, trait essentiel de la condition humaine. Mais comme notre société s’est employée ces dernières années à tout faire pour évacuer de nos vies le tragique et la mort, nous avons renoncé à cette dimension symbolique essentielle au nom d’un principe de précaution sanitaire poussé à l’extrême. Cet épisode historique a révélé la façon dont notre société en était arrivée à traiter les vieux, les mourants et les morts. Et cela en suivant des recommandations que je qualifie d’« inhumaines », émanant d’un comité scientifique dont la composition ne lui permettait pas d’aborder de telles questions.
Vous regrettez donc que le conseil scientifique ait dû travailler sur des domaines qui dépassaient sa compétence scientifique…
Oui, mais je ne veux pas les accabler en leur faisant porter une responsabilité qui n’aurait jamais dû être la leur : comment voulez-vous qu’un conseil essentiellement composé de médecins, d’infectiologues et de spécialistes de la modélisation mathématique puisse faire des recommandations en matière de rituels funéraires et de « besoins spirituels » ? Ça n’est tout simplement pas leur domaine.
Contrairement à certains observateurs, vous accordez au gouvernement des circonstances atténuantes dans sa gestion de la crise…
Il faut reconnaître que cette crise totalement inédite est tombée sur nos gouvernants avec une soudaineté, une violence, qui font que leur action, si elle reste critiquable par bien des aspects, ne mérite pas que l’on en profite pour renforcer un ressentiment à l’égard du pouvoir qui peut devenir dangereux. Parce que notre situation est instable sur le plan sanitaire, certes, mais aussi et peut-être surtout elle peut être explosive sur le plan social, économique et politique.
D’après vous, sortirons-nous grandis ou affaiblis de cet épisode ?
Cette pandémie marquera le monde durablement. Mais il est très difficile de savoir de quel côté nous allons pencher. Cette société de consommation et de loisirs de masse tant décriée aura-t-elle disparu ? J’en doute. Nous allons peut-être modifier certains comportements, mais probablement pas au point de donner naissance au fameux « monde d’après ». D’autant que nous avons face à nous de grands défis : les questions de l’emploi, de l’écologie, du séparatisme, des migrations, des risques de guerre… Tous ces sujets nous obligent à lever la tête, à sortir de cette espèce de focalisation que nous entretenons sur des polémiques aussi incessantes que vaines. Les défis qui nous sont posés nécessitent que nous puissions exercer notre liberté de pensée, notre liberté de parole, sans réduire le débat à « pour ou contre », sans opposer immédiatement le camp du bien et le camp du mal. 1. La Société malade, aux éditions Stock, 280 pages, 18,50 €.