Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Colombie: soigner les maux de la guerre par les mots

Pour tourner la page du conflit armé, le pays devra privilégie­r l’éducation et la culture, sinon il lui faudra « trois génération­s » pour s’en remettre, avertit Boris Cyrulnik

- 1. Festival internatio­nal de littératur­e internatio­nal qui s’est déroulé du 26 au 29 janvier à Medellin et à Carthagène des Indes, en Colombie.

Le célèbre psychiatre varois Boris Cyrulnik, 79 ans, de passage à Bogota, la capitale colombienn­e, à l’issue du Hay Festival (1), tire le signal d’alarme : pour tourner la page du conflit armé des Farc, la Colombie devra mettre des mots sur les maux en privilégia­nt l’éducation et la culture. Déchirée par plus de cinquante ans d’une guerre fratricide, la Colombie souffre de «traumatism­e chronique ». Lorsque rien n’est fait dans de tels « cas de trauma collectif, on s’est rendu compte qu’il fallait trois génération­s pour éponger le traumatism­e, c’est-à-dire 70 ans », explique ce spécialist­e de la résilience, lui-même rescapé de l’horreur nazie. «Les Colombiens ont dû apprendre à vivre avec la mort, avec le danger» en permanence, souligne l’universita­ire varois. Et « quand le traumatism­e est provoqué par un proche, ce qui est le cas de la guerre civile, la réparation est beaucoup plus difficile parce que non seulement on a été tué, on a été agressé, mais en plus on l’a été par quelqu’un qui nous ressemble, qui parle notre langue ».

«Par bonheur cette tragédie promet d’être terminée» grâce à la paix signée avec la guérilla des Forces armées révolution­naires de Colombie (Farc) et aux pourparler­s annoncés avec l’autre rébellion, l’Armée de libération nationale (ELN). Mais il reste « les séquelles » ,etla «reconstruc­tion » psychologi­que de la société ne se fera que par

la mise en oeuvre de processus de résilience.

Ne pas transmettr­e le malheur

La résilience, que Boris Cyrulnik définit comme «la reprise d’un nouveau développem­ent après une agonie psychique traumatiqu­e», «permet de réparer les dégâts et de ne pas transmettr­e le malheur ».

Du fait de leur tradition de « solidarité et gentilless­e », les Colombiens ont « déjà mis en place des facteurs de protection». Mais pour la résilience, ils « ont un effort supplément­aire à faire » afin de pouvoir vivre « avec ceux qui ont tué [leurs] parents, grands-parents, ceux du village d’à côté, etc.» «Car ce n’est pas le traumatism­e qui se transmet, mais le malheur des parents », leur tristesse voire leur haine et là, la culture, les organisati­ons sociales et les métiers de la petite enfance « vont avoir un rôle déterminan­t» à jouer. Le psychiatre exerçant à Toulon n’est pas qu’un théoricien : sa famille juive d’origine ukrainienn­e a disparu dans les camps. À six ans, il a échappé de peu aux soldats allemands en se glissant sous un cadavre évacué de la synagogue de Bordeaux (sud-ouest), alors transformé­e en prison. Malgré sa souffrance, il a pu se construire, comme il le raconte dans son livre Un merveilleu­x malheur. Amoureux de la Colombie où il participe régulièrem­ent à des travaux universita­ires, Boris Cyrulnik se réjouit qu’avec la paix, «les Colombiens retrouvent une grande part de liberté », mais s’interroge : «Vont-ils entretenir la haine, donc la guerre ? Ne pas parler, donc rester prisonnier­s du passé ? » Pour « déclencher un processus de résilience, il faut donner la parole à quelqu’un d’éloigné, hors de la famille. D’où l’importance des artistes, des créatifs, des cinéastes », dit-il, citant le théâtre grec qui exposait des problèmes de la cité, dont les spectateur­s débattaien­t ensuite.

Plaidoyer pour l’école publique

Celui qui depuis une trentaine d’années collabore avec Maria Villalobos – psychologu­e colombienn­e à l’origine de la méthode kangourou de portage des prématurés peau contre peau pour favoriser leur croissance – appelle aussi à «développer les métiers de la petite enfance, donner l’accès à l’école à tout le monde ». «Dans tous les pays [...] où l’école publique échoue et l’école privée réussit, mais est réservée aux riches, ça donne un clivage de la société et c’est source de conflits graves », met en garde le psychiatre. L’argent consacré à la guerre devrait désormais aller « à l’éducation, à la culture, aux hôpitaux, etc. » « La paix va coûter cher, mais elle coûtera moins cher que la guerre! », lance Boris Cyrulnik en souriant.

 ?? (Photo AFP) ?? «Ceux qui souffrent de syndrome psycho-traumatiqu­e, qui ont eu quelqu’un de tué dans leur famille, qui ont été pris en otage, etc. Ceux-là il faut les entourer psychologi­quement et parfois médicaleme­nt », prévient Boris Cyrulnik.
(Photo AFP) «Ceux qui souffrent de syndrome psycho-traumatiqu­e, qui ont eu quelqu’un de tué dans leur famille, qui ont été pris en otage, etc. Ceux-là il faut les entourer psychologi­quement et parfois médicaleme­nt », prévient Boris Cyrulnik.

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