Var-Matin (La Seyne / Sanary)

A. Sfeir : « On est dans le retour des empires »

Le journalist­e et politologu­e est venu à Monaco évoquer la création de cette organisati­on terroriste. Il met en exergue les «responsabi­lités occidental­es » et dénonce une «erreur de manque de vision »

- PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS HASSON-FAURÉ nhasson@nicematin.fr

Un café arrive. Antoine Sfeir vient de s’installer sur la terrasse de l’hôtel Hermitage, à Monaco. Il doit y donner, bientôt, une conférence. Invité par Monaco Méditerran­ée Foundation, le journalist­e et politologu­e est venu parler de la création de cette organisati­on terroriste. La conférence du fondateur et directeur des Cahiers de l’Orient pose une question : « Avonsnous créé Daesh ? » Il déroule ses raisonneme­nts et livre des pistes de réflexion sur la manière de lutter contre Daesh... et la géopolitiq­ue du Moyen-Orient.

Le sujet de votre conférence est « Avonsnous créé Daesh ? ». L’Occident porte-t-il une responsabi­lité, dans l’avènement cette organisati­on terroriste ?

Énorme. En , on a entendu M. Bush dire : « Je lance une croisade contre le terrorisme » .Une croisade… C’est un mot terrible… En , il a recommencé en disant : « Je lance la croisade contre le dictateur Saddam Hussein ». De l’autre côté de la Méditerran­ée, ce mot a une résonance énorme. En , il a dit à l’armée irakienne : « Rentrez chez vous, on va vous rappeler ». Ils ont attendu onze ans. Dès fin ,  officiers généraux de Saddam ont mis la main sur Al-Qaïda. Ils ont tiré un prisonnier qu’ils avaient eux-mêmes mis en prison, al-Baghdadi, et ont dit : « Toi, tu es le calife. Dis que Dieu t’a dit que c’est toi le calife ». Et ils ont laissé

faire. Dans l’horreur, l’atrocité… Et en même temps, les population­s ont commencé par dire : «Oui mais c’est la réponse à la croisade, ils nous défendent ». Il y a aussi l’histoire. Comment ona trituré les frontières en . Comment on a créé l’Irak. Comment on a choisi l’Arabie saoudite pour en faire l’allié stratégiqu­e

en  et qu’on lui a livré absolument toutes les mosquées de la région. On les a laissés faire. Et aujourd’hui, on veut détruire la Syrie, après avoir détruit la Libye.

Que décrivez-vous ? Une succession d’erreurs stratégiqu­es ?

Une non-vision. On a été en Libye, pour quoi faire ? Pourquoi on a tué Kadhafi ? On a le droit de poser la question. Pourquoi on a fait sauter ce pays sur le plan tribal et sur le plan régional ? On a sauvé la population de Benghazi, c’est certain. Mais on a laissé mourir celle de Syrte. Et depuis cinq ans, tous les jours, il y a des morts et des blessés. Nous en sommes responsabl­es. À chaque fois, on est dans la même erreur de manque de vision.

Quelles sont vos recommanda­tions ?

Pas de déradicali­sation,

ça n’existe pas. Mais de la prévention. La prévention commence par le savoir. Nous ne savons pas à quoi croit le musulman. Tout ce que l’on nous raconte, on le prend pour argent comptant. Le voile, le mariage avec quatre femmes... Relisons le Coran.

Cela veut dire que la lutte contre Daesh se déroule ici ?

Aussi, bien entendu. Si demain on a gagné sur le terrain, qu’est ce qu’on fait de ceux qui reviennent ? On les met en prison ? Ils vont devenir plus radicalisé­s encore. Il faut les remettre dans un système de connaissan­ce, de savoir...

L’équation que vous posez, c’est le travail sur les mentalités, donc moins de recrues pour Daesh, donc moins de Daesh ?

Bien entendu. Je dirais : tout simplement, vous construire­z un citoyen. Comment fait-on pour les recrues de Daesh en Syrie, en Irak ? Vous les prenez et vous les mettez dans des centres de ré-enseigneme­nt. Et vous commencez par leur faire enseigner l’islam.

Donc, la guerre ne se gagne pas seulement sur le terrain ou avec des frappes aériennes ?

Pas seulement sur le terrain. Certaineme­nt pas. Et pas uniquement par des moyens sécuritair­es. C’est dans la tête qu’il faut aller les chercher. Et on peut y arriver.

Elle marche, cette campagne militaire en Irak et en Syrie ?

Elle marche au rythme que les occidentau­x ont voulu lui donner. Toujours le manque de vision que vous décriviez ? Oui car l’interventi­on ne suffit pas. M. Trump interdit la venue de ressortiss­ants venant de sept pays. Il oublie qu’il y a des Américains qui sont issus de ces pays. Il est en train de les radicalise­r. Ça, c’est un manque de vision. Un manque de savoir.

L’interventi­on de l’armée turque en Syrie par exemple, menée par des sunnites contre des sunnites, cela a plus de légitimité ?

De loin. Et surtout en Libye avec les Égyptiens. Les Émiratis et les Égyptiens sont le nouvel axe fort, actuelleme­nt, sur le plan géopolitiq­ue. Parce qu’à un moment donné, il va falloir transposer tout ça sur le plan géopolitiq­ue aussi.

Justement, comment voyez-vous l’aspect géopolitiq­ue de la situation?

On est dans le retour des empires. L’empire russe. L’empire chinois qui n’est pas encore stratégiqu­e mais qui est économique et mercantile pour le moment. L’empire perse et l’empire ottoman. Qui réussira à s’imposer ? Pour le moment, qui tient la corde ? Ce sont les Iraniens. Ils contrôlent le golfe Persique, le détroit d’Ormuz,  % du pétrole mondial, bientôt la mer d’Oman et le golfe d’Aden... Qui leur a donné la possibilit­é de faire l’arc que nous appelons faussement “chiite” mais qui est un arc Perse ? Ce sont les Américains. En , en faisant gagner les chiites, et en sachant très bien qu’ils allaient gagner, ils étaient  % de la population en Irak. Ils ont créé l’axe TéhéranBag­dad-Damas et le port de Tyr (Liban, ndlr) avec le Hezbollah. Pour la première fois depuis six siècles, ils ont permis à l’Iran de devenir une puissance méditerran­éenne.

Si demain on a gagné sur le terrain, qu’est-ce qu’on fait ?”

L’interventi­on ne suffit pas”

 ?? (Photo Michael Alesi) ?? L’interventi­on militaire contre Daesh était « indispensa­ble » selon Antoine Sfeir.
(Photo Michael Alesi) L’interventi­on militaire contre Daesh était « indispensa­ble » selon Antoine Sfeir.

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