Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Luc Frémiot: aveux d’un magistrat à la parole libre

Avocat général auprès des cours d’assises du Nord, le magistrat mène un combat contre les violences faites aux femmes. Il participe à Toulon à la 2e édition du Salon du livre de droit

- PROPOS RECUEILLIS PAR PEGGY POLETTO

Il l’avoue. Il est devenu magistrat « un peu par hasard ». Pour poursuivre une lignée familiale dans le droit. Recalé deux fois au concours d’entrée à l’École nationale de la magistratu­re- « J’étais plus assidu à faire de la voile »-,il est désormais un nom qui compte dans l’univers judiciaire. L’ancien juge d’instructio­n, puis procureur de la République de Douai et actuel substitut général à la cour d’appel de Douai est notamment une référence en matière de prise en compte des violences faites aux femmes. Accro aux cours d’assises, il a requis lors de procès hors norme. Réclamant la perpétuité en 2009 contre le pédophile multirécid­iviste Francis Evrard. Contre les frères Jourdain pour le quadruple meurtre de jeunes filles en 1997 à l’issue d’un carnaval dans le Nord. Entre autres. Il a aussi croisé la route judiciaire de Bernard Tapie dans le cadre de l’affaire OM-VA. C’était devant la cour d’appel de Douai où il a réclamé une peine de prison moindre en y ajoutant celle plus infamante de 3 ans d’inéligibil­ité. Pour le symbole indiquera-t-il. « Pour votre image. Celui qui a vécu par l’image périra par l’image ». Marc Lavoine se glissant dans le personnage de Luc Frémiot dans le film L’Emprise dira de lui « C’est un juste qui se bat contre les a priori et ne se laisse pas influencer par les idées reçues et les évidences ». Rencontre avec un « contre-ténor » à la parole libre.

Il est un fléau de la société que vous combattez activement, c’est celui des violences conjugales.

Lorsque j’ai été nommé procureur en , j’ai engagé une véritable politique pénale en ce qui concerne les violences faites aux femmes. À ce moment-là, la plupart des plaintes étaient classées sans suite. C’était plutôt des mains courantes d’ailleurs. On attendait un dommage corporel important pour intervenir. C’était un contentieu­x au sein du couple dont on ne s’occupait pas ou très peu. Pourtant, les enfants vivent l’enfer dans ce genre de situation. Un tiers de ces enfants victimes devient un jour acteur. Cette tyrannie domestique qui prend racine dans le manque de communicat­ion (intellectu­elle, sexuelle, familiale) devait être prise en considérat­ion. J’ai donc mis en place l’éviction du domicile du compagnon violent. Puis engagé un travail sur les causes de cette violence avec des groupes de parole. Les mains courantes sont presque prohibées. La loi et les pratiques ont évolué. Même si cela est toujours perfectibl­e().

En , vous vous adressez à Alexandra Lange, une mère de famille de  ans qui a mortelleme­nt poignardé son mari violent. Au terme d’un réquisitoi­re poignant, vos derniers mots résonnent comme une délivrance : « Acquittez-la ! »

Cette affaire résume ce que peuvent vivre nombre de femmes en France. Elle a subi des violences pendant des années. Elle a eu peur des représaill­es. Elle s’est dit que c’était mieux de rester. Des plaintes au commissari­at ? Elle n’était pas écoutée : il n’y avait pas assez de traces de violences. Quand elle se décide à divorcer, son mari ne le supporte pas. Ce jour-là, elle a craint pour sa vie. Il a porté ses mains autour de son cou. Elle s’est emparée d’un couteau et elle a frappé. Une seule fois. J’ai pensé, et je pense, que c’est de la légitime défense. J’ai pensé qu’il allait la tuer. Elle a riposté de bonne foi et j’ai partagé cette option. C’était normal de demander l’acquitteme­nt au nom de la société car la société a été incapable de la protéger.

Cette même légitime défense a été plaidée lors du procès de Jacqueline Sauvage… Si vous ne partagez pas cette position vous avez toutefois salué la grâce présidenti­elle. Pourquoi ?

Il n’y a pas de légitime défense dans cette affaire. C’est inacceptab­le de parler de légitime défense différée. Ce débat a occulté les années de brimades, la haine légitime nourrie par les souffrance­s vécues. Ce sont des circonstan­ces atténuante­s qui auraient dû entraîner une peine moins lourde. La médiatisat­ion à outrance a occulté le sujet central : les violences faites aux femmes. Sur la grâce présidenti­elle, je m’étonne que certains collègues magistrats et des syndicats aient découvert l’article  de la Constituti­on… Il n’y a pas lieu à remettre en cause le rôle du chef de l’État dans un pouvoir qui lui est conféré.

Au-delà de l’affaire Fillon, la justice, les juges, leurs rapports avec le monde politique, leur indépendan­ce sont stigmatisé­s. Quel regard portez-voussur cette mise en accusation ?

D’une façon générale, je n’aime pas les amalgames et cette mise en cause des magistrats à la lumière d’un dossier particulie­r et médiatisé est gênante. Il ne faut pas nier les retards de la justice, le fait qu’il existe des magistrats imbus de leur personne… Il faut aussi savoir se soumettre à la critique. Le corporatis­me est également la négation de la remise en question. L’indépendan­ce est un état d’esprit. Quand une affaire devient une question de société, il est nécessaire d’expliquer. Nous, magistrats, on ne s’exprime pas assez. Il y a parfois de l’autocensur­e avec le spectre de la hiérarchie. En  ans de carrière, je n’ai jamais affronté de blocage, jamais subi de pression. Mais il y a eu des discussion­s. J’ai fait face à des avis contraires mais j’ai pu mener la politique pénale que je souhaitais.

En , vous avez écrit un livre Je vous laisse juges… Confidence­s d’un magistrat qui voulait être libre . Pour lever le voile sur une justice méconnue ?

En tant que magistrat, on ne s’exprime jamais sauf à l’audience solennelle avec tout le bazar que l’on porte - robes et toques - pour montrer à quel point on est bon ou mauvais. Pour se faire des éloges ou des jérémiades. Il existe des magistrats qui parlent comme François Molins, le procureur de Paris - pour éviter que ne prolifère ce qui n’est pas avéré. Et oui, un magistrat peut être libre, ne pas s’autocensur­er, ne pas céder à la pression médiatique, avoir une liberté de parole et s’exprimer. En écrivant, je voulais enlever ces idées fausses sur la justice. La justice est humaine. C’est la vie. Avec des interrogat­ions, des sensibilit­és différente­s. On ne juge pas de partout pareil. Je suis d’ailleurs pour un maillage du territoire avec des juridictio­ns à taille humaine.

‘‘ Il faut replacer l’humain au cours du procès d’assises ”

Vos réquisitoi­res sont empreints d’humanité. Bouleversa­nts. Là aussi, vous racontez une histoire, aussi terrible soit-elle. C’est la marque « Luc Frémiot » ?

Je tiens à replacer l’humain au coeur du procès judiciaire avec les jurés, la victime, l’accusé. Je parle beaucoup des victimes, qui étaient-elles? Quels étaient leurs horizons ? Récemment, j’ai évoqué la vie brisée d’une jeune fille de  ans qui ne demandait rien à personne. Tuée par un tir de kalachniko­v par un homme à qui l’on avait refusé l’entrée en boite de nuit. Il fallait redonner à cette victime, privée de vie, sa place. Ne pas l’oublier.

Luc Frémiot est à l’origine du Guide des bonnes pratiques, émis par la Chanceller­ie. Son travail a notamment conduit à déclarer la violence contre les femmes Grande cause nationale.

2e Salon Livres, justice et droit : Vendredi et samedi à la Faculté de droit de Toulon, de 10à19 h, en présence de magistrats, avocats, universita­ires, policiers, journalist­es. Sous le parrain age d’Olivier Duhamel. Entrée libre. Conférence : « Le judiciaire et la fiction » par André Fortin, Luc Frémiot et des acteurs de la série Engrenages. Samedi 11 mars à 16h 30.

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( Photo AFP)

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