Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Martin Motte : « Une guerre sino-américaine est possible »

Invité à Toulon par la Fondation méditerran­éenne d’études stratégiqu­es, cet expert en stratégies maritimes évoque «le nouvel Eldorado» que représente la mer, mais aussi les tensions qui s’y profilent

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE-LOUIS PAGÈS plpages@varmatin.com

L «es stratégies maritimes des grandes puissances au XXIe siècle. » À Toulon, premier port militaire français, ce sujet devrait passionner le public. C’est le thème de la conférence

(1) que donnera, demain soir, Martin Motte, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études et responsabl­e du cours de stratégie à l’École de guerre.

« Notre défense commence au large », se plaît à répéter le chef d’état-major de la Marine. Comment interpréte­r cette déclaratio­n ?

Elle traduit la place croissante de la mer dans les échanges et les équilibres géopolitiq­ues contempora­ins. La navigation représente  à  % du commerce internatio­nal, ce qui veut dire par exemple que le sort de l’économie française se joue en partie dans des endroits aussi éloignés que le golfe de Guinée, le golfe Persique ou les détroits d’Asie du Sud-Est. Il faut donc pouvoir y intervenir en cas de besoin. Par ailleurs, quand Daesh commandite des attentats terroriste­s en France, la riposte la plus percutante est d’envoyer sur zone le porteavion­s Charles-de- Gaulle.

Face aux appétits océaniques d’une multitude de pays, la France, qui a le domaine maritime du monde, dispose-telle d’une marine adaptée ?

Adaptée en termes de compétence­s opérationn­elles, oui, car avec l’US Navy et la Royal Navy, la Marine nationale est pratiqueme­nt la seule flotte à pouvoir se projeter n’importe où. Mais pas adaptée en termes de volume, puisqu’elle n’arrive guère qu’au rang mondial. Pour l’heure, la situation est à peu près sous contrôle, mais dans les années et décennies à venir, il faut s’attendre à une pression accrue sur le domaine maritime français. Si le budget de la Défense nationale reste à son déplorable niveau actuel, on voit mal comment la Marine pourra relever le défi.

Avez-vous compris la polémique autour de l’île de Tromelin dans l’océan Indien ?

C’est un parfait exemple des dynamiques maritimes actuelles. Sa valeur intrinsèqu­e est nulle, puisqu’il s’agit d’un caillou pelé d’un kilomètre carré. Mais sa zone économique exclusive s’étend sur   kilomètres carrés, avec tous les profits qu’on peut imaginer en termes de pêche et peut-être, à l’avenir, d’exploitati­on des fonds marins. Autrefois, la mer était avant tout un espace de transit. Aujourd’hui, elle tend à devenir un espace productif, donc un enjeu en soi.

Dans un contexte de hausse générale des dépenses militaires, nombre de pays musclent actuelleme­nt leur marine de guerre. Qu’est-ce que cela traduit?

Précisémen­t, cette course au nouvel Eldorado que représente la mer. Mais il y a aussi des enjeux de prestige. La mer est un forum diplomatiq­ue, un espace internatio­nal, où les États peuvent étaler leur richesse, leur niveau technologi­que et la résultante des deux qu’est la puissance militaire.

Une bataille navale « à l’ancienne » est-elle à craindre ? Entre quelles puissances ?

C’est sans doute en ExtrêmeOri­ent que les rivalités maritimes sont les plus dangereuse­s. Au nom de droits historique­s dont la communauté internatio­nale ne reconnaît pas la légitimité, Pékin revendique la majeure partie de la mer de Chine méridional­e, empiétant ainsi sur les zones économique­s exclusives de ses voisins. Il y a quelques années, ces tensions étaient attribuées à la présence de gisements sousmarins d’hydrocarbu­res. Aujourd’hui, il semble que ces gisements soient moins importants qu’on ne l’avait cru, mais la mer de Chine méridional­e n’en représente pas moins un enjeu stratégiqu­e pour Pékin. C’est en effet la route qui conduit au détroit de Malacca et de là, vers l’océan Indien et le golfe Persique, d’où viennent  % des hydrocarbu­res importés par la Chine. La mer de Chine méridional­e est également une zone de déploiemen­t idéale pour les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins chinois. C’est pourquoi les Chinois y installent des bases, violant le droit internatio­nal et fortement contestées par les États-Unis, au point qu’à Washington comme à Pékin, certains experts évoquent une possible guerre sino-américaine. Le paradoxe est que l’économie chinoise et l’économie américaine sont très dépendante­s l’une de l’autre… Mais c’était aussi le cas de l’économie britanniqu­e et de l’économie allemande avant  et cela n’a pas empêché la Première Guerre mondiale, liée entre autres à la rivalité navale entre Londres et Berlin.

Avec l’indisponib­ilité du Charles-de-Gaulle, la France n’a plus de porte-avions. Doit-elle se doter d’un second navire de ce type ?

Si elle veut rester à la hauteur de ses responsabi­lités, elle ne peut s’en dispenser. Comment justifier son siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU alors qu’elle pèse moins de  % de la population mondiale et que son économie décline, sinon par le fait qu’elle est le prestatair­e d’opérations extérieure­s après les États-Unis ? Or, la capacité aéronavale est ici un atout majeur, on l’a bien vu avec nos frappes contre Daesh. Certes, ces frappes peuvent être effectuées par l’Armée de l’air, mais ses appareils opèrent depuis Abou Dhabi et la Jordanie, ce qui induit une forte dépendance diplomatiq­ue, alors qu’en haute mer, le porte-avions jouit d’une totale liberté d’action. Enfin, rien ne remplace son rôle symbolique et politique. Deux exemples : lorsque le Charles-deGaulle est parti bombarder Daesh en novembre , la Russie a sollicité une alliance avec la France ; un mois plus tard, les Américains ont confié à l’amiral Crignola, chef du groupe aéronaval français, le commandeme­nt de la Task Force , fer de lance de leur escadre de l’océan Indien. Aligner un porte-avions, c’est donc faire partie d’un club très fermé et très influent.

Une lecture difficile de la politique russe ”

Que ce soit en Arctique ou en Méditerran­ée, la Russie inquiète. Que cherche-t-elle ?

Il est difficile de le savoir : poursuit-elle un plan à long terme ou ses coups de force sontils destinés à produire du consensus intérieur pour faire oublier ses piètres performanc­es économique­s ? J’aurais tendance à penser que la vérité se trouve entre ces deux hypothèses. D’une part, le régime cultive le nationalis­me afin de conserver sa légitimité, d’autre part, sa stratégie semble s’inscrire dans la continuité des ambitions tsaristes, puis soviétique­s, notamment en mer Noire et au Proche-Orient.

Quel comporteme­nt adopter face à cette puissance qui ne cesse de jouer la provocatio­n ?

Le problème est qu’aux yeux des Russes, ce sont les Occidentau­x qui ne cessent de jouer la provocatio­n en essayant de faire entrer dans l’orbite otanienne d’anciens satellites de la Russie, contrairem­ent aux garanties qui auraient été données à cette dernière au lendemain de la Guerre froide… Comment dépasser cette peur réciproque, largement fondée de part et d’autre, mais grosse de menaces ? Il y faudrait beaucoup de bonne volonté et de tact, mais il est à craindre que Poutine comme Trump se laissent embarquer dans le jeu de rôles auquel les poussent sans doute les franges les plus dures de leurs opinions publiques. À moins que les États-Unis et la Russie ne finissent par faire cause commune contre un ennemi commun ?

Des rivalités dangereuse­s en Extrême-Orient ”

1. La conférence aura lieu à la Maison du numérique et de l’innovation à Toulon, à partir de 18 h. Pour y assister, il faut obligatoir­ement s’inscrire sur le lien : https://www.helloasso.com/associatio­ns/institutme­diterranee­n-de-defense-et-de-securite/evenements/martinmott­e-les-strategies-maritimes-des-grandes-puissances-auxxieme-siecle?color=%2370c24a L’entrée est payante pour les non-adhérents : 10 euros par personne.

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