Var-Matin (La Seyne / Sanary)

La lanceuse d’alerte raconte son combat

Cinq ans après avoir lancé l’alerte sur les effets de cette molécule sur le foetus, Marine Martin, mère de deux enfants handicapés, a obtenu la révision de la prescripti­on et la mise en place d’un fonds d’indemnisat­ion

- PROPOS RECUEILLIS PAR ANNE-SOPHIE DOUET (Agence locale de Presse)

Une étude officielle estime qu’entre  et   enfants exposés à la Dépakine () sur la période -, seraient atteints d’une malformati­on congénital­e. Cette fourchette vous semble-t-elle juste ?

Oui, mais il faut bien comprendre que ce chiffre ne prend en compte que les malformati­ons physiques. Or, les enfants atteints de troubles neurocompo­rtementaux sont beaucoup plus nombreux. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a estimé à   le nombre de femmes qui ont pris de la Dépakine sur un demi-siècle. Parmi elles,   ont donné naissance à un enfant vivant, parce que, souvent, les médecins ont détecté des malformati­ons graves qui ont abouti à une interrupti­on de grossesse. On estime que  à  % des enfants exposés montrent des troubles neurocompo­rtementaux. Ils sont donc autour de   à en être atteints. Une autre étude, portant cette fois sur ces troubles autistique­s, devrait d’ailleurs sortir au second semestre  et confirmer ces chiffres.

A l’origine de votre histoire, il y a la naissance en  de votre fils aîné. Puis, rapidement, son développem­ent inquiète.

A sa naissance déjà, Nathan présentait un hypospadia­s, une petite malformati­on de la verge. C’était aussi un bébé tout mou, qui ne bougeait pas. A l’âge de prononcer ses premiers mots, il ne disait rien. Il a marché tard, autour de dix-huit mois. C’est ma mère qui, la première, a parlé d’autisme.

Quand avez-vous eu un premier diagnostic ?

Lorsque Natha a eu trente mois, je l’ai conduit au Centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP) de Perpignan. C’est là qu’on a reconnu des troubles du langage et des troubles de la relation. Mais personne ne m’a dit que le fait que j’aie pris de la Dépakine pendant ma grossesse pouvait être à l’origine de ces troubles irréversib­les.

Ensuite Nathan a eu  ans. Et vous associez simplement les deux mots « médicament­s dangereux » et « grossesse » dans un moteur de recherche...

Oui, et je découvre que la Dépakine est le deuxième médicament le plus dangereux pour l’enfant à naître. Je lis le tableau clinique : c’est mon fils qui est décrit. Je regarde des photos d’enfants exposés in utero à l’acide valproïque, le principe actif de la Dépakine : ce sont les traits de Nathan. Le choc est immense.

Chemin faisant, vous découvrez que les effets étaient pourtant connus depuis longtemps…

Oui, mais l’informatio­n était verrouillé­e. Pourtant, dès la commercial­isation du médicament en , par un autre laboratoir­e que Sanofi à l’époque, les effets toxiques étaient connus.

A quel moment votre fille, aux troubles moins visibles, a, elle aussi, été diagnostiq­uée ?

C’est elle, alors collégienn­e, qui a compris qu’elle avait le même syndrome que son frère. Moi qui pensais que quand je ne serais plus là, c’est elle qui s’occuperait de son grand frère… C’est vrai qu’enfant, elle montrait des troubles psychomote­urs, qu’elle avait peu d’amis. Mais mon mari et moi n’avions rien voulu voir.

Comment expliquer qu’il n’y ait pas eu de mise en garde officielle ?

Les notices de médicament­s n’ont fait leur apparition qu’en . Les visiteurs médicaux vantaient les mérites de la Dépakine sans en évoquer les risques. J’ai retrouvé des flyers distribués par l’associatio­n Epilepsie France en , qui ne faisaient aucune mention des dangers. Et pour cause, il y était écrit que ces documents étaient conçus avec le soutien de Sanofi… Il a fallu attendre  pour que l’informatio­n apparaisse dans le RCP [le résumé des caractéris­tiques du produit], la notice à destinatio­n des médecins.

A force d’alerter les pouvoirs publics, quelles avancées avez-vous obtenu ?

En , nous avons obtenu le changement des prescripti­ons au niveau européen (sauf en Italie et en Espagne) : désormais, on ne prescrit plus la Dépakine en première intention. Et si une patiente en prend, elle est informée des risques. Depuis mars , les boîtes de médicament­s comportent aussi un triangle qui alerte des risques sur la grossesse.

Un fonds d’indemnisat­ion de  millions a été voté par le Parlement fin . Où cela en est-il ?

Pour fixer le montant de l’indemnisat­ion de façon individuel­le, deux types d’expertises vont être menées sur dix mille enfants. L’une pour établir le lien de causalité entre le médicament et le handicap, l’autre pour fixer le montant de l’indemnisat­ion. Cela va prendre des années.

Qui va payer ?

Le but, c’est que ce soit Sanofi qui paye. Ce que nous lui avons demandé. En cas de refus, l’Etat se substituer­a au labo. Ce sont donc les impôts des Français qui serviront à indemniser les familles, ce qui n’est pas juste.

Votre associatio­n, l’APESAC (), a intenté une action de groupe contre Sanofi, sur le modèle des « class action » américaine­s…

Oui, c’est d’ailleurs la première fois qu’une telle action est intentée dans le domaine de la santé en France. L’APESAC a envoyé un courrier à Sanofi, qui avait jusqu’à mi-avril pour répondre. Or, ce courrier est resté lettre morte. Désormais, c’est donc au juge civil de statuer sur la responsabi­lité de l’industriel. Notre souhait, c’est qu’il soit condamné.

On vous considère désormais comme une lanceuse d’alerte, à l’instar d’Irène Frachon, la pneumologu­e qui avait révélé l’affaire du Mediator en . Ce médecin a d’ailleurs préfacé votre livre ().

Irène Frachon est mon moteur. Si je n’avais pas vu cette femme à la télé, je n’aurais sans doute pas eu le courage de me lancer. Son combat a été mon déclencheu­r.

Quelle est votre plus grande fierté ?

D’avoir réussi à mettre en garde le public sur un danger réel, et ainsi d’avoir sauvé des vies. D’avoir montré que j’étais crédible dans ce combat, alors qu’au début, on m’avait ri au nez.

Je lis le tableau clinique : c’est mon fils qui est décrit. ”

Prenez-vous toujours de la Dépakine pour traiter votre épilepsie ?

Non, j’ai demandé à changer de traitement en . Je ne pouvais plus voir ces boîtes en peinture. J’ai tâtonné quatre ans avant de trouver le bon médicament et le bon dosage.

Vous parlez dans votre livre de la culpabilit­é d’avoir « empoisonné » vos enfants. Votre combat et ses succès parviennen­t-ils à atténuer ce sentiment ?

Cela aide, bien sûr. Mais cette culpabilit­é ne me quittera jamais tout à fait. 1. Médicament utilisé dans le traitement de l’épilepsie. 2. Associatio­n d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvul­sivant (Apesac.org – Tél. 01.76.54.01.34) ; 3. « Dépakine, le scandale - Je ne pouvais pas me taire », éditions Robert Laffont, 18,50 €.

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(Photo Astrid di Crollalanz­a)

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