La lanceuse d’alerte raconte son combat
Cinq ans après avoir lancé l’alerte sur les effets de cette molécule sur le foetus, Marine Martin, mère de deux enfants handicapés, a obtenu la révision de la prescription et la mise en place d’un fonds d’indemnisation
Une étude officielle estime qu’entre et enfants exposés à la Dépakine () sur la période -, seraient atteints d’une malformation congénitale. Cette fourchette vous semble-t-elle juste ?
Oui, mais il faut bien comprendre que ce chiffre ne prend en compte que les malformations physiques. Or, les enfants atteints de troubles neurocomportementaux sont beaucoup plus nombreux. L’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a estimé à le nombre de femmes qui ont pris de la Dépakine sur un demi-siècle. Parmi elles, ont donné naissance à un enfant vivant, parce que, souvent, les médecins ont détecté des malformations graves qui ont abouti à une interruption de grossesse. On estime que à % des enfants exposés montrent des troubles neurocomportementaux. Ils sont donc autour de à en être atteints. Une autre étude, portant cette fois sur ces troubles autistiques, devrait d’ailleurs sortir au second semestre et confirmer ces chiffres.
A l’origine de votre histoire, il y a la naissance en de votre fils aîné. Puis, rapidement, son développement inquiète.
A sa naissance déjà, Nathan présentait un hypospadias, une petite malformation de la verge. C’était aussi un bébé tout mou, qui ne bougeait pas. A l’âge de prononcer ses premiers mots, il ne disait rien. Il a marché tard, autour de dix-huit mois. C’est ma mère qui, la première, a parlé d’autisme.
Quand avez-vous eu un premier diagnostic ?
Lorsque Natha a eu trente mois, je l’ai conduit au Centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP) de Perpignan. C’est là qu’on a reconnu des troubles du langage et des troubles de la relation. Mais personne ne m’a dit que le fait que j’aie pris de la Dépakine pendant ma grossesse pouvait être à l’origine de ces troubles irréversibles.
Ensuite Nathan a eu ans. Et vous associez simplement les deux mots « médicaments dangereux » et « grossesse » dans un moteur de recherche...
Oui, et je découvre que la Dépakine est le deuxième médicament le plus dangereux pour l’enfant à naître. Je lis le tableau clinique : c’est mon fils qui est décrit. Je regarde des photos d’enfants exposés in utero à l’acide valproïque, le principe actif de la Dépakine : ce sont les traits de Nathan. Le choc est immense.
Chemin faisant, vous découvrez que les effets étaient pourtant connus depuis longtemps…
Oui, mais l’information était verrouillée. Pourtant, dès la commercialisation du médicament en , par un autre laboratoire que Sanofi à l’époque, les effets toxiques étaient connus.
A quel moment votre fille, aux troubles moins visibles, a, elle aussi, été diagnostiquée ?
C’est elle, alors collégienne, qui a compris qu’elle avait le même syndrome que son frère. Moi qui pensais que quand je ne serais plus là, c’est elle qui s’occuperait de son grand frère… C’est vrai qu’enfant, elle montrait des troubles psychomoteurs, qu’elle avait peu d’amis. Mais mon mari et moi n’avions rien voulu voir.
Comment expliquer qu’il n’y ait pas eu de mise en garde officielle ?
Les notices de médicaments n’ont fait leur apparition qu’en . Les visiteurs médicaux vantaient les mérites de la Dépakine sans en évoquer les risques. J’ai retrouvé des flyers distribués par l’association Epilepsie France en , qui ne faisaient aucune mention des dangers. Et pour cause, il y était écrit que ces documents étaient conçus avec le soutien de Sanofi… Il a fallu attendre pour que l’information apparaisse dans le RCP [le résumé des caractéristiques du produit], la notice à destination des médecins.
A force d’alerter les pouvoirs publics, quelles avancées avez-vous obtenu ?
En , nous avons obtenu le changement des prescriptions au niveau européen (sauf en Italie et en Espagne) : désormais, on ne prescrit plus la Dépakine en première intention. Et si une patiente en prend, elle est informée des risques. Depuis mars , les boîtes de médicaments comportent aussi un triangle qui alerte des risques sur la grossesse.
Un fonds d’indemnisation de millions a été voté par le Parlement fin . Où cela en est-il ?
Pour fixer le montant de l’indemnisation de façon individuelle, deux types d’expertises vont être menées sur dix mille enfants. L’une pour établir le lien de causalité entre le médicament et le handicap, l’autre pour fixer le montant de l’indemnisation. Cela va prendre des années.
Qui va payer ?
Le but, c’est que ce soit Sanofi qui paye. Ce que nous lui avons demandé. En cas de refus, l’Etat se substituera au labo. Ce sont donc les impôts des Français qui serviront à indemniser les familles, ce qui n’est pas juste.
Votre association, l’APESAC (), a intenté une action de groupe contre Sanofi, sur le modèle des « class action » américaines…
Oui, c’est d’ailleurs la première fois qu’une telle action est intentée dans le domaine de la santé en France. L’APESAC a envoyé un courrier à Sanofi, qui avait jusqu’à mi-avril pour répondre. Or, ce courrier est resté lettre morte. Désormais, c’est donc au juge civil de statuer sur la responsabilité de l’industriel. Notre souhait, c’est qu’il soit condamné.
On vous considère désormais comme une lanceuse d’alerte, à l’instar d’Irène Frachon, la pneumologue qui avait révélé l’affaire du Mediator en . Ce médecin a d’ailleurs préfacé votre livre ().
Irène Frachon est mon moteur. Si je n’avais pas vu cette femme à la télé, je n’aurais sans doute pas eu le courage de me lancer. Son combat a été mon déclencheur.
Quelle est votre plus grande fierté ?
D’avoir réussi à mettre en garde le public sur un danger réel, et ainsi d’avoir sauvé des vies. D’avoir montré que j’étais crédible dans ce combat, alors qu’au début, on m’avait ri au nez.
Je lis le tableau clinique : c’est mon fils qui est décrit. ”
Prenez-vous toujours de la Dépakine pour traiter votre épilepsie ?
Non, j’ai demandé à changer de traitement en . Je ne pouvais plus voir ces boîtes en peinture. J’ai tâtonné quatre ans avant de trouver le bon médicament et le bon dosage.
Vous parlez dans votre livre de la culpabilité d’avoir « empoisonné » vos enfants. Votre combat et ses succès parviennent-ils à atténuer ce sentiment ?
Cela aide, bien sûr. Mais cette culpabilité ne me quittera jamais tout à fait. 1. Médicament utilisé dans le traitement de l’épilepsie. 2. Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anticonvulsivant (Apesac.org – Tél. 01.76.54.01.34) ; 3. « Dépakine, le scandale - Je ne pouvais pas me taire », éditions Robert Laffont, 18,50 €.