Au domaine d’Estandon à Brignoles, le salarié est roi
« Vous avez rendez-vous avec Philippe Brel, vous êtes sûrs ? Parce que là il est au taï-chi, on est jeudi. Vous le trouverez derrière, dans la cour, avec les autres.» C’est une des nouveautés, le taï-chi le jeudi. Le mardi, c’est qigong. Le directeur général aurait bien tort de s’en priver, il fait bon dehors, les oiseaux chantent et il paraît que le taï-chi est excellent pour «se recentrer sur soi, vider la tasse pour mieux la re-remplir après », dixit le professeur, de plus en plus demandé dans les entreprises. Ici, au domaine d’Estandon de Brignoles, les salariés sont donc invités à prendre soin d’eux, y compris le directeur. Comme de plus en plus d’entreprises, la coopérative viticole s’est « libérée » en troquant la hiérarchie et l’organisation pyramidale pour la responsabilisation et l’autonomie des employés. Le mot « chef » a été banni et les décisions sont désormais prises au sein de « cercles » de salariés, selon le modèle de l’holacratie, une des nombreuses voies de l’innovation managériale. Son principe : à la place des fiches de poste, chacun a plusieurs « rôles » à accomplir. Le « qui fait quoi » est essentiel et mouvant. « C’est là une différence majeure avec un fonctionnement traditionnel », affirme Christelle Papin, coach professionnelle de la société Existens, qui accompagne Estandon dans sa transformation.
Ni consensus ni anarchie
« Je ne dirais pas qu’il n’y a plus de chef, estime Philippe Brel. Je dirais plutôt qu’il n’y a que des chefs ! Des gens qui ont le pouvoir de faire quelque chose et pas le pouvoir sur les autres. » La coopérative s’apprête à jeter son organigramme. Pour autant, tous les salariés ne sont pas « égaux » dans le sens où les entreprises libérées ne sont pas des SCOP, avec des salariés actionnaires où une personne égale une voix. Les salaires sont toujours propres à chacun. Et, contrairement aux idées reçues, une entreprise dite « libérée » n’implique pas que chaque salarié donne son avis sur tout. « Imaginez s’il fallait toujours trouver un consensus ? », interroge Philippe Brel. « Le consensus, c’est la majorité. Or, nous considérons que ce sont ceux qui font les choses qui ont raison, dès lors que personne n’a d’objection. Ce n’est pas non plus l’anarchie, parce que c’est une dynamique de responsabilisation », résume le directeur général. L’idée repose donc sur la décision collective, par petite équipe pour les enjeux qui la concernent. «Par exemple, depuis le changement d’organisation, on a décidé d’arrêter les lignes de production pendant 15 minutes lors des changements d’équipes pour faire le point sur l’activité de la matinée », explique David, 49 ans, ex-chef de poste, désormais «leader». «On a aussi pu contribuer à choisir les nouvelles machines commandées, les tenues de travail… On a pu faire les commandes nous-mêmes », confirme Guillaume, 31 ans, ancien chef de ligne, lui aussi devenu leader. Dans un autre registre, les salariés ont décidé de refaire la déco de leur salle de restauration. La direction leur a confié un budget, ils ont choisi le mobilier, pris leurs pinceaux. Aujourd’hui, l’espace qui surplombe le hall d’embouteillage au bruit assourdissant est orange flashy et des cadres photos des salariés déguisés ornent les murs.
« Ça a été violent »
Quand un problème apparaît, il est géré par le cercle qui, régulièrement, organise des réunions pour régler les « tensions » et d’autres pour actualiser la répartition des rôles. « L’enjeu principal est de faire émerger les tensions. C’est grâce à elles que l’organisation de l’entreprise se met en place », précise la coach. Petit à petit, les langues se délient, le dialogue s’installe, la crainte du chef disparaît, la confiance s’instaure. «Avant, pendant les réunions, c’était notre chef qui s’adressait à nous dans un monologue. On était assis pour écouter, raconte Guillaume. Là, c’est interactif, on agit, on se demande si on a bien fait les choses, si on a avancé dans nos projets, parce qu’on a des outils pour faire progresser notre travail.» Si les patrons ont parfois du mal à lâcher un peu de pouvoir, récupérer des responsabilités et de l’autonomie n’est pas non plus évident pour certains salariés .«Çaa été violent, reconnaît David, l’ancien chef d’équipe du domaine d’Estandon. Mais aujourd’hui, je préfère cette méthode. » Pour certains, la pilule est encore dure à avaler. Il reste difficile pour d’anciens managers d’abandonner ce pouvoir qu’ils ont mis des années à gagner, qu’ils «méritent ». Franck est même convaincu que ce fonctionnement managérial « ne correspond pas à ce que certains attendent d’une entreprise, d’un employeur. Ils préfèrent qu’on leur dise quoi faire, et que le chef décide, ça les rassure. Au début, j’essayais de les convaincre, mais j’ai arrêté. » Depuis ce changement de cap, une seule personne a quitté le navire. « C’est bien plus qu’un changement de management, c’est une nouvelle culture, analyse Christelle Papin, la coach. En moyenne, pour de petites entreprises il faut trois à cinq ans. Pour de grosses structures, cela peut prendre dix ans. »