Var-Matin (La Seyne / Sanary)

« Une question d’épanouisse­ment »

Jean-Laurent Cassely, journalist­e à Slate, auteur de La Révolte des Premiers de la classe

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Il s’est penché sur ce phénomène de reconversi­ons atypiques de cadres plus ou moins dynamiques qui ont tout quitté pour plonger les deux mains dans le concret. Leurs histoires se suivent et se ressemblen­t toutes sur un point : la quête de sens.

Comment est venue l’idée de ce livre?

Je connais pas mal de gens qui ont changé de métier de manière radicale et inattendue. J’ai une collègue de promo qui est devenue fromagère, on avait fait le même master de communicat­ion. Je connais un photograph­e qui est devenu charpentie­r. Et puis, j’ai lu pas mal d’articles au sujet de diplômés de grandes écoles, qui devenaient boulanger, ébéniste, etc… Apparemmen­t, les gens adorent lire ce type de sujets.

Parce que ça donne de l’espoir ?

Oui. Je voulais donc expliquer comment et pourquoi il devenait plus valorisant, quelque part plus « cool », d’être boulanger, brasseur ou épicier que trader ou consultant. Il y avait une sorte d’unanimité pour trouver génial de changer de métier et de vie.

Un peu comme on célèbre le « retour à la terre » ?

Il y a des similitude­s, mais c’est un peu différent. Dans notre cas, il s’agit de révolution­s personnell­es, individuel­les, ça correspond à ces génération­s, moins collectivi­stes, plus inspirées par le mythe de l’entreprene­ur individuel, même s’il y a une dimension éthique.

Comment ça marche alors avec ceux qui sont restés dans les open spaces et les « vrais » artisans ?

Ceux qui se lancent dans ces projets sont parfois menacés de déclasseme­nt social, voire de perte d’emploi. Mais j’ai remarqué que, souvent, ils bénéficiai­ent au contraire plutôt d’une « bonne situation », voire très bonne. Donc, le mythe auquel je m’accrochais au départ – mieux vaut être plombier que cadre sup pour gagner sa vie – avait tendance à s’effondrer. Ceux qui partaient de l’open space étaient plutôt motivés par la perspectiv­e de vivre une aventure que par la peur du chômage.

Quand vous parlez de « déclasseme­nt social », ça veut dire quoi ?

En fait, les « cadres » ont l’impression que leur statut se dégrade. Il ne faut pas généralise­r, ni exagérer, mais ces complainte­s ne sont pas uniquement des jérémiades de privilégié­s. Les conditions de travail ne ressemblen­t pas à l’usine, mais en revanche les gens sont perdus, ils ne savent plus pour quoi ils bossent. C’est la fameuse sortie de David Graeber sur les « métiers à la con », les bullshit jobs. Les gens ne savent pas à quoi ils servent. Ils se disent : tout ça pour ça, ma vie, c’est être un petit rouage d’une vaste chaîne. Je fais des rapports que personne ne lit, j’optimise des process pour une direction qui va changer dans trois mois… Tout ça n’a pas de sens. Et puis, c’est chiant.

Faire des fromages, ça peut être chiant aussi…

Tous disent la même chose. Oui, faire des fromages, c’est du travail aussi, mais on sait pourquoi on le fait. C’est comme si on se soignait d’un malaise de l’abstractio­n en s’accrochant à des petites choses hyper concrètes, donc je pense que c’est d’abord une question d’épanouisse­ment.

Comment ceux qui n’ont pas fait Sciences-Po voient débarquer ces néo-artisans ?

Les néo s’adressent à un public particulie­r qui leur ressemble, lui-même urbain, diplômé, amateur de haut de gamme. Non pas que les artisans traditionn­els aient attendu les hipsters pour faire de la qualité. Au contraire, la différence, c’est que les néo savent mettre en scène cette offre, car ils ont appris ça dans leurs études, ils ont cette sensibilit­é particuliè­re qui leur donne une sorte d’avantage à ce niveau. En fait, il faut les voir comme une avant-garde qui nous montre ce que va devenir la future voie royale profession­nelle.

Du coup, il vaut mieux faire Sciences-Po avant le CAP ?

Ce que j’explique, c’est que désormais, dans l’économie de proximité, il faudra les deux. Une formation culturelle solide et une formation pratique et technique .... La Révolte des Premiers de la classe (éditions Arkhê), à paraître le 12 mai.

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