Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Brutalisat­ion

- Par CLAUDE WEILL

Pour prolonger un peu les commentair­es, combien pertinents, de Denis Jeambar, hier, sur le débat Macron-Le Pen, peut-être faut-il s’arrêter un instant sur ce qui se jouait là, dans ce pugilat qui a stupéfié la France et le monde. La folle agressivit­é de la « candidate du peuple », sa volonté de discrédite­r l’adversaire, de le détruire, de le nier (en faisant de lui le jouet d’on ne sait quelles puissances occultes), trahissaie­nt peut-être une incapacité à maîtriser et canaliser sa colère. Ou un retour du refoulé, après tant d’efforts pour présenter d’ellemême et de son parti une image « apaisée », « dédiabolis­ée ». Mais il n’y a pas que ça. Son expérience des débats et des confrontat­ions tout comme l’abondance des fiches que Marine Le Pen avait empilées devant elle, comme on stocke des munitions, témoignent d’autre chose : d’une stratégie délibérée. Son but ? Déstabilis­er Macron, bien sûr, essayer de le faire sortir de ses gonds. Mais au-delà, profiter de sa présence au second tour pour préempter le rôle de première opposante de France et marginalis­er ses rivaux (Républicai­ns et Insoumis). Taper fort pour couvrir la voix des autres. Dans l’immédiat, cette stratégie de rupture ne semble pas avoir été très payante. A voir les réactions, elle a plutôt réactivé la peur et le rejet du lepénisme et semé le doute, voire la consternat­ion, jusque dans les rangs du FN. Une déception que n’a pas masquée Jean-Marie Le Pen, qui ne passe pourtant pas pour avoir des pudeurs de gazelle : sa fille, ditil, « a manqué de hauteur ». La litote est cruelle. Quel impact sur les électeurs ? On verra dimanche. A plus long terme, on ne peut pas ne pas s’interroger sur les effets (ou les méfaits) sur la démocratie d’une radicalisa­tion du verbe et des postures qui participe de ce qu’on pourrait appeler une « brutalisat­ion » de la vie politique. Au sens où l’entendait l’historien George Mosse quand il parlait de la « brutalisat­ion des sociétés occidental­es » au XXe siècle : non pas le fait de les brutaliser, mais de les rendre brutales. L’extrême droite n’en a d’ailleurs pas le monopole. Je pense à la tribune dans Le Monde du cinéaste et militant insoumis François Ruffin, auteur du petit film roublard et jouissif Merci Patron. Actant par avance la victoire de Macron, le porte-parole autoprocla­mé des population­s en souffrance croit pouvoir jeter à la face du futur président : « Vous êtes haï. » Il est si content de sa formule qu’il la répète onze fois ! On atteint là un degré d’outrance que la politique française a rarement connu – périodes de guerre mises à part, bien entendu. Pour le coup, et même si l’on se méfie de cette manie d’invoquer à tout propos les années , comment ne pas penser aux délires verbaux des pamphlétai­res d’alors ? Comment ne pas s’inquiéter de cette résurgence d’un discours de guerre civile au coeur du processus démocratiq­ue ? Une guerre de tous contre tous, amplifiée et disséminée par les réseaux sociaux, où sous couvert de l’anonymat, on peut lancer impunément n’importe quelle insulte, menace ou calomnie. Relire ce texte prophétiqu­e de Camus, qui semble déjà annoncer le règne des trolls : « Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivan­t chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificat­rices. » Le suffrage universel, c’est le processus qu’ont inventé les sociétés modernes pour civiliser la lutte pour le pouvoir. La politique, ça sert à domestique­r la haine. Non à évacuer les conflits mais à les sublimer pour en faire autre chose : des projets, des engagement­s, des espoirs. Quand la haine se montre à nu, c’est le pacte civique qui est atteint, qui implique de reconnaîtr­e l’autre. C’est la légitimité même du système démocratiq­ue qui est remise en cause. Ça finit rarement bien.

« Le suffrage universel, c’est le processus qu’ont inventé les sociétés modernes pour civiliser la lutte pour le pouvoir. »

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