Brutalisation
Pour prolonger un peu les commentaires, combien pertinents, de Denis Jeambar, hier, sur le débat Macron-Le Pen, peut-être faut-il s’arrêter un instant sur ce qui se jouait là, dans ce pugilat qui a stupéfié la France et le monde. La folle agressivité de la « candidate du peuple », sa volonté de discréditer l’adversaire, de le détruire, de le nier (en faisant de lui le jouet d’on ne sait quelles puissances occultes), trahissaient peut-être une incapacité à maîtriser et canaliser sa colère. Ou un retour du refoulé, après tant d’efforts pour présenter d’ellemême et de son parti une image « apaisée », « dédiabolisée ». Mais il n’y a pas que ça. Son expérience des débats et des confrontations tout comme l’abondance des fiches que Marine Le Pen avait empilées devant elle, comme on stocke des munitions, témoignent d’autre chose : d’une stratégie délibérée. Son but ? Déstabiliser Macron, bien sûr, essayer de le faire sortir de ses gonds. Mais au-delà, profiter de sa présence au second tour pour préempter le rôle de première opposante de France et marginaliser ses rivaux (Républicains et Insoumis). Taper fort pour couvrir la voix des autres. Dans l’immédiat, cette stratégie de rupture ne semble pas avoir été très payante. A voir les réactions, elle a plutôt réactivé la peur et le rejet du lepénisme et semé le doute, voire la consternation, jusque dans les rangs du FN. Une déception que n’a pas masquée Jean-Marie Le Pen, qui ne passe pourtant pas pour avoir des pudeurs de gazelle : sa fille, ditil, « a manqué de hauteur ». La litote est cruelle. Quel impact sur les électeurs ? On verra dimanche. A plus long terme, on ne peut pas ne pas s’interroger sur les effets (ou les méfaits) sur la démocratie d’une radicalisation du verbe et des postures qui participe de ce qu’on pourrait appeler une « brutalisation » de la vie politique. Au sens où l’entendait l’historien George Mosse quand il parlait de la « brutalisation des sociétés occidentales » au XXe siècle : non pas le fait de les brutaliser, mais de les rendre brutales. L’extrême droite n’en a d’ailleurs pas le monopole. Je pense à la tribune dans Le Monde du cinéaste et militant insoumis François Ruffin, auteur du petit film roublard et jouissif Merci Patron. Actant par avance la victoire de Macron, le porte-parole autoproclamé des populations en souffrance croit pouvoir jeter à la face du futur président : « Vous êtes haï. » Il est si content de sa formule qu’il la répète onze fois ! On atteint là un degré d’outrance que la politique française a rarement connu – périodes de guerre mises à part, bien entendu. Pour le coup, et même si l’on se méfie de cette manie d’invoquer à tout propos les années , comment ne pas penser aux délires verbaux des pamphlétaires d’alors ? Comment ne pas s’inquiéter de cette résurgence d’un discours de guerre civile au coeur du processus démocratique ? Une guerre de tous contre tous, amplifiée et disséminée par les réseaux sociaux, où sous couvert de l’anonymat, on peut lancer impunément n’importe quelle insulte, menace ou calomnie. Relire ce texte prophétique de Camus, qui semble déjà annoncer le règne des trolls : « Des milliers de voix, jour et nuit, poursuivant chacune de son côté un tumultueux monologue, déversent sur les peuples un torrent de paroles mystificatrices. » Le suffrage universel, c’est le processus qu’ont inventé les sociétés modernes pour civiliser la lutte pour le pouvoir. La politique, ça sert à domestiquer la haine. Non à évacuer les conflits mais à les sublimer pour en faire autre chose : des projets, des engagements, des espoirs. Quand la haine se montre à nu, c’est le pacte civique qui est atteint, qui implique de reconnaître l’autre. C’est la légitimité même du système démocratique qui est remise en cause. Ça finit rarement bien.
« Le suffrage universel, c’est le processus qu’ont inventé les sociétés modernes pour civiliser la lutte pour le pouvoir. »