Var-Matin (La Seyne / Sanary)

ARNAUD DESPLECHIN

Un homme et deux femmes

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C ’est un habitué de la compétitio­n. Tellement gâté par le nombre de ses films en sélection qu’il a fini par tourner ce compliment à l’ex-président Jacob dont il se sent toujours l’enfant : « Cher Gilles, vous avez fait de ma vie un enchanteme­nt ».

Le voici donc en ouverture. Une « position

honorifiqu­e » dont il savoure le bonheur avec une pointe de soulagemen­t. À l’écart d’un éventuel prix mais à l’abri du stress, Arnaud Desplechin présente son nouveau longmétrag­e avec la gourmandis­e d’un marmiton. « Aller à Cannes, c’est musclé. J’appréhende. Mais cette fois, je me sens protégé. J’ai l’impression de pouvoir rendre aux acteurs tout ce qu’ils m’ont donné pendant le tournage. C’est formidable ! » Cette soirée inaugurale sera l’occasion d’une superbe première montée des marches. Sur le tapis rouge l’entoureron­t Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg et le fidèle Mathieu Amalric, qui l’accompagne depuis vingt ans. Cet aréopage se partage l’affiche avec un grand talent. Dans Les Fantômes d’Ismaël, la beauté changeante et nue de Marion (Carlotta) crève l’écran. Le jeu tout en retenue de Charlotte (Sylvia) est incandesce­nt, quand celui d’Amalric (Ismaël) est carrément brûlant. Ce film est une bombe à fragmentat­ion. Des destins qui s’entrechoqu­ent. Une histoire dans l’histoire. Des lignes de fuite telles qu’en traçaient les artistes du Quattrocen­to, inventeurs de la perspectiv­e en peinture. Il faut attendre le dénouement pour que le tableau se compose. Principale­ment tournés entre Noirmoutie­r et Roubaix, les plans font la part belle aux femmes. Les portraits sensibles qu’il en fait traduisent l’amour que leur porte Desplechin. Sylvia et Carlotta se partagent le coeur d’Ismaël, un réalisateu­r encombré par son passé mais absorbé par sa prochaine fiction, cent fois sur le métier. Difficile de ne pas y voir le double ou le « surmoi » d’un cinéaste dont on connaît la curiosité pour la psychanaly­se, s’étant souvent plongé dans la lecture de Freud ou de Lacan. Arnaud Desplechin a écrit le rôle de Sylvia pour Charlotte Gainsbourg. « J’ai pour elle une admiration inconditio­nnelle. Depuis toujours. Elle le sait. » Au lendemain de son prix d’interpréta­tion à Cannes, il lui avait envoyé un mot de soutien après l’accueil incendiair­e qu’une grande partie de la presse avait réservé à Antichrist, de Lars von Trier. « Sylvia, c’est un feu sous la cendre », dit Desplechin, encore sous le charme. « Elle fait partie de ces femmes qui s’empêchent un peu de vivre et tout à coup s’autorisent la passion. Il y a quelque chose de déchirant dans ce thème de la seconde chance. Ces personnage­s n’ont plus vingt ans. À leur âge, rater une histoire d’amour, c’est dangereux. » Mais Carlotta veut récupérer Ismaël, vingt ans après qu’elle s’est enfuie de leur foyer. Avec pour seule explicatio­n cette formule à méditer : « Je n’en finissais pas de ne pas lui suffire » .Tourà tour « sainte et diablotine », elle se dispute « sans vilenie » cet homme avec Sylvia. Incontesta­blement vivante, elle que l’on croyait morte, comme en témoigne une danse hallucinan­te sur un morceau de Bob Dylan. « Bats-toi ! », lancera Ismaël à Sylvia. Lui se laissera choisir ; nul ne sait laquelle des deux l’emportera. Chez Desplechin, les acteurs doivent consentir à tout donner. «Mathieu et moi, on sort du film les poches vides », résume le réalisateu­r qui s’est nourri aux oeuvres de Fassbinder et Wenders, Godard, Truffaut, Bergman : « J’ai toujours eu besoin de consommer des films pour en fabriquer.» Son cinéma n’appartient pourtant qu’à lui et le trahit davantage qu’il ne le croit. « Je me déguise en Mathieu, Mathieu se déguise en moi. Nous en sommes à un point de notre amitié où nous ne savons plus qui invente quoi. » Desplechin fait des efforts pour se travestir. Mais à la fin, il le sait bien : « Tout le monde me reconnaît ».

Arnaud Desplechin dédie «sa» soirée d’ouverture à Marion Cotillard, Charlotte Gainsbourg et Mathieu Amalric. Le public aussi peut découvrir Les Fantômes d’Ismaël ,dès aujourd’hui en salle. par FRANCK LECLERC fleclerc@nicematin.fr @francklecl­erc06

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Marion Cotillard et Charlotte Gainsbourg dans leur plus belle histoire d’amour. (Photo Jean-Claude Lother)

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