«Le secret, porteur d’une forme de survie et de densité»
Toutes ces choses, petites ou grandes, que nous gardons enfouies en nous constituent notre refuge intérieur. Le psychiatre Laurent Schmitt l’explique dans son dernier livre
Nous en avons tous. Des petits, des grands, des honteux, des indispensables… Quels qu’ils soient, les secrets nous habitent, nous forgent et nous définissent. Il y a ceux que l’on protège jalousement et ceux dont on n’a même pas conscience. Le Dr Laurent Schmitt a étudié ces petits trésors intimes. Sa profession de psychiatre fait de lui le réceptacle des pensées les plus intimes que peuvent lui confier ses patients. Et l’expérience confirme la théorie : les secrets sont salutaires ; il le démontre dans son dernier ouvrage paru aux éditions Odile Jacob, Le Secret, avec force exemples tirés de sa pratique.
Comment doit-on appréhender la notion de secret aujourd’hui ?
En premier lieu, il y a un grand paradoxe : la société actuelle exige de la transparence sur tout. Tout ce qui est secret inspire de la méfiance. Les individus ont ainsi développé de l’appétence à se montrer. Beaucoup ont fini par adhérer à cette forme d’impératif de transparence. On le voit avec la multiplication des réseaux sociaux sur lesquels certains n’hésitent pas à étaler leur vie. Dans ce contexte, le secret devient un privilège, voire un impératif. Dans un second temps, mon métier de psychiatre me conduit à être confronté à une multitude de secrets. Or il en ressort beaucoup de positif. Il y a des secrets qui ont une valeur constructive et défensive. Le secret est porteur d’une forme de survie et de densité.
Il y a donc une multitude de formes de secrets...
L’être humain, biologiquement, est fait de secrets. Beaucoup de choses de notre vie biologique restent secrètes. Par exemple, on ignore si on est atteint d’une maladie ou quand elle va se déclarer. Les secrets peuplent aussi nos rêves. Nous sommes constitués pour rêver, cela n’appartient qu’à nous. Seulement il y a ceux qui s’en rappellent et ceux qui les oublient dès le réveil. Mais il y a aussi les secrets que l’on ignore, les souvenirs refoulés. Tout être humain est intrinsèquement porteur de secrets.
Quels sont ces secrets qui nous sont inconnus ?
Il s’agit de ce que l’on a refoulé, des événements que nous avons chassés en nous, cachés dans des cryptes qui peuvent parfois ressurgir. Attention, ces parties secrètes de nous ne sont pas
que négatives. Il y a tout ce qui est secret et qui nous anime… dont on n’a pas nécessairement conscience. Cela va influencer nos choix : de carrière, de conjoint, etc.
Quels sont les liens entre séduction et secret ?
Le secret peut être une puissante arme de séduction. Ce qu’on ne sait pas, on l’imagine. C’est donc parfois mieux que la réalité, qui peut être cruellement banale. Il arrive que le couple lui-même soit secret parce qu’illégitime. Il est donc fondé sur le secret.
Vous donnez d’ailleurs l’exemple d’une dame d’un certain âge qui est venue vous voir pour vous confier une aventure qu’elle avait eue lorsqu’elle était jeune...
Elle sentait que sa mémoire commençait à lui faire de plus en plus défaut. Elle a été mariée au même homme toute sa vie, avait des enfants, des petits-enfants. Pourtant, elle avait eu une aventure extra-conjugale dont elle n’avait jamais parlé. Ce secret l’avait portée toute sa vie sans jamais détruire sa famille. Mais, elle a souhaité à un moment en parler à un psychiatre, pour maîtriser le moment où elle dirait les choses. Car elle savait qu’elle allait irrémédiablement perdre le contrôle de ses souvenirs.
Que penser de ceux qui n’ont pas ou peu de secrets ?
Ils ont l’air de se confier facilement et cela peut passer pour une marque de confiance. Pourtant dans la relation aux autres, cela finit par être lassant, parce qu’ils n’ont pas beaucoup de profondeur. Qu’est-ce qui fascine chez l’autre? C’est ce qu’on imagine, ce qu’on dit de lui. Dans un couple, qu’est-ce qui lasse? C’est le quotidien, la routine, l’absence de surprise et d’inconnu.
Certains secrets sont honteux ou liés à des faits condamnables tels que le viol, l’inceste. Leur révélation peut-elle aider à aller mieux ?
Les choses ne sont pas aussi binaires. Ce n’est pas tant le fait de dire qui soulage, que le travail sur ce qui est pesant. Le psychiatre n’est pas un confesseur. Dans la confession, on révèle quelque chose contre une forme d’absolution. Le psychiatre va creuser avec le patient, va mettre en évidence dans l’histoire personnelle, parentale, des éléments liés,
un système de pensées. Il tente de trouver ce qui empoisonne la vie psychique. Mais il n’absout personne.
Comment se sortir de ces secrets qui empoisonnent ?
Cela implique de se demander ce qu’il y a en soi qui fait que l’on répète quelque chose. Par exemple : pourquoi on choisit toujours un conjoint violent. Qu’est-ce qui explique que l’on reproduit un schéma dans lequel on souffre ?
Quels sont alors ces secrets bienfaiteurs ?
Tous ceux qui forment comme une zone de protection, un refuge interne. Ils sont donc à préserver absolument.
Et dès le plus jeune âge ?
Oui, les enfants aussi ont des secrets. Le Dr Donald Winnicott [pédiatre, psychiatre et psychanalyste britannique qui a beaucoup écrit sur la psychanalyse infantile, Ndlr] a parlé du concept d’empiétement. L’empiétement c’est quand une mère ou un père essaie de tout savoir sur son enfant. D’une certaine manière, il l’étouffe. Or le but d’un parent est de fabriquer des enfants autonomes et solides.
Qu’en est-il de l’adolescence ?
C’est une période clé à de multiples égards. L’adolescent aussi a besoin d’avoir des secrets. Dans le livre, je relate l’histoire d’une jeune fille qui fait semblant d’avoir un petit ami pour avoir elle aussi un secret. C’est important parce que cela lui permet de rêver, d’avoir un journal intime… C’est une attitude normale, positive et protectrice.
Le secret protège mais parfois le dévoiler permet de le maîtriser...
Oui, c’est par exemple toute la différence entre le coming out, c’est-à-dire lorsque les gens décident de révéler leur homosexualité, et l’outing, où c’est autrui qui le révèle. Dans le premier cas, il y a quelque chose de secret mais l’individu a choisi le moment. Dans l’autre cas, c’est une forme de viol, on expose des choses que la personne ne souhaitait pas dire.
En quoi le secret influe-t-il sur les relations ?
Le secret fait partie de l’intelligence des relations humaines. Dans toute relation, il y a des choses qu’on ne souhaite pas dire, que l’on souhaite dire plus tard ou qu’on laisse entendre. Cette zone un peu floue permet à l’imaginaire de fonctionner. C’est essentiel. Pour jouir loyalement de soi-même comme dirait Montaigne, il faut avoir des parties que nous préservons, que nous utilisons comme refuge interne. Les personnes capables de garder des secrets disposent d’un pouvoir relationnel. Car le secret détermine l’espace de dépendance entre les personnes qui le partagent et un espace de transgression pour ces mêmes personnes.
Dans votre livre, vous citez Malraux : «Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets », en disant votre désaccord…
Je n’aime pas du tout cette phrase. Elle réduit l’individu à des choses sans importances, que l’on cache mais qui sont dérisoires, alors que je considère que le secret est structurant et qu’il a souvent un rôle de tuteur de résilience. Ces secrets qui déplaisent à Malraux représentent la colonne vertébrale, la texture et la singularité de chacun d’entre nous.
« Le secret est structurant, il a souvent un rôle de tuteur de résilience » Dr Laurent Schmitt Psychiatre