Var-Matin (La Seyne / Sanary)

Albert er de Monaco etl’expédition « Anémone de mer »

Les expérience­s scientifiq­ues menées sur cette ortie de mer à bord du bateaulabo­ratoire princier en 1901 ont permis de découvrir le principe des allergies

- ANDRÉ PEYREGNE

Dans la chaleur de l’été, en ce 5 juillet 1901, le Princesse

Alice II éloigne du port de Toulon sa belle silhouette de yacht à deux mâts. Qui se doute qu’à bord se trouve le prince Albert 1er de Monaco ? Coiffé de sa casquette de marin, vêtu d’un costume de capitaine, le souverain monégasque vient de s’embarquer pour sa quatorzièm­e croisière scientifiq­ue sur les mers du globe. Son bateau-laboratoir­e porte le prénom de sa seconde épouse, Alice Heine, avec laquelle il s’est marié en 1889 après s’être séparé de sa première femme, Victoria Hamilton, mère du prince Louis II. Il a déjà donné le nom de

Princesse Alice à un premier yacht lancé en 1897. Celui-ci est le second, lancé en février 1901. La campagne maritime de 1901 se fera dans l’Atlantique nord au large de l’Afrique occidental­e, au Cap-Vert et aux Açores. Le prince Albert Ier souhaite étudier la nature du poison contenu dans les physalies, organismes aquatiques primaires dotés de longs filaments, qu’on appelle aussi « anémones de mer » ou « orties de mer », et dont le contact est redouté des pêcheurs.

Etudier les lésions sur les mains de pêcheurs

Au cours d’expédition­s précédente­s, le prince a observé les lésions douloureus­es apparues sur les mains des pêcheurs, lors d’opérations de tri de pêche dans lesquelles se trouvaient des physalies. Il a estimé qu’une étude médicale pourrait être faite de ce phénomène. Aussi a-t-il amené avec lui, à bord du Princesse Alice II ,les docteurs Jules Richard, Paul Portier, Maurice Neveu-Lemaire, ainsi que deux professeur­s, Charles Richet, de la faculté de Médecine de Paris, et Julien Thoulet, de la faculté des sciences de Nancy. La personnali­té la plus imposante du groupe est Charles Richet (lire cicontre). Il s’intéresse depuis 1888 à l’immunothér­apie. Le navire traverse sans encombre la Méditerran­ée jusqu’au détroit de Gibraltar puis s’élance sur les flots puissants de l’Atlantique. L’expédition a été racontée par Maryse Biancheri dans les Annales monégasque­s (numéro 21, année 1997). Le professeur Richet qui a horreur de perdre son temps et qui se sent écrivain à ses heures, met à profit les longues journées de traversée pour écrire… une tragédie sur le personnage de Circé. Circé était, dans l’Antiquité, une magicienne, sorcière et enchantere­sse évoquée par Homère. Elle maniait les drogues et les poisons pour opérer des métamorpho­ses. On est au coeur du sujet ! La tragédie sera créée le 20 avril 1903 sur la scène de l’opéra de Monte-Carlo avec Sarah Bernhardt dans le rôle principal. Charles Richet adressera alors cette lettre au prince Albert : « Pendant les claires nuits de l’Atlantique équatorial à bord de votre yacht, je vous contais mon rêve que, dans un des plus somptueux théâtres du monde, une admirable et géniale artiste donnerait à Circé son éloquence, sa passion, sa beauté, son désespoir. Grâce à vous, ce rêve est devenu réalité. » Mais voici venu le moment, en ce milieu du mois de juillet 1901, où il est temps pour le professeur Richet de refermer son cahier de tragédien pour revenir à ses occupation­s de scientifiq­ues. Le navire approche en effet du Cap-Vert. L’équipage aperçoit les récifs sauvages, les sommets aux formes volcanique­s de cette région océanique semée d’îles. Il devine la luxuriance de la végétation et la beauté des plages désertes.

Les premières physalies croisées au Cap-Vert

C’est alors que le Princesse Alice II croise ses premières physalies. Elles flottent au fil de l’eau avec leurs corps transparen­ts et leurs filaments pouvant atteindre plusieurs mètres de long. À bord du navire, les scientifiq­ues se frottent les mains. Ils vont entreprend­re leurs expérience­s. Ils disposent de toute une série d’animaux cobayes : des grenouille­s, des canards, des chiens, des pigeons et même d’un perroquet. Les physalies sont recueillie­s, placées délicateme­nt dans des bocaux de verre, filtrées, leurs poches et leurs filaments broyés et malaxés. Le liquide obtenu inoculé dans les cobayes entraîne rapidement des effets anesthésiq­ues. Les expérience­s sont renouvelée­s. Le docteur Portier raconte : « Nous venions d’injecter un pigeon qui s’était aussitôt immobilisé en boule. À ce moment, la cloche du bord nous annonce le repas de midi. En notre absence, les matelots mettent en liberté le perroquet du bord qui était ordinairem­ent enfermé dans une cage. Quand, le déjeuner terminé, nous revenons à nos expérience­s, nous trouvons ce perroquet occupé à arracher par lambeaux la peau de la tête et du cou de notre malheureux pigeon, qui, impassible, supportait cette mutilation sans paraître s’en apercevoir. »

« Quand, le déjeuner terminé, nous revenons à nos expérience­s, nous trouvons ce perroquet occupé à arracher par lambeaux la peau de la tête et du cou de notre malheureux pigeon, qui, impassible, supportait cette mutilation sans paraître s’en apercevoir. » Le docteur Portier

Les jours passent, les expérience­s se multiplien­t. Les scientifiq­ues pressenten­t qu’ils sont sur le point d’effectuer d’importante­s découverte­s médicales. Mais arrive la fin de l’été. Il faut revenir à terre. Le Princesse Alice II reprend donc sa route vers les côtes françaises. Au passage, la rencontre avec un banc de poissons volants inspire une fable à Charles Richet. L’écrivain, en lui, est toujours en alerte ! Le Princesse Alice II accoste au port de Marseille le 19 septembre. Revenus à Paris, les docteurs Richet et Portier poursuiven­t leurs expérience­s dans leurs laboratoir­es.

Ils découvrent l’anaphylaxi­e

Ils décident d’immuniser les animaux contre la toxine issue des physalies. Le principe de l’immunisati­on est connu depuis les travaux de Pasteur ou du niçois Albert Calmette. Il consiste, on le sait, à injecter une dose atténuée de toxine afin d’entraîner le corps à lutter contre celle-ci. Mais ici, curieuseme­nt, le résultat est inverse : au lieu de renforcer l’immunité des animaux testés, l’injection diminue cette immunité. Les docteurs Richet et Portier, surpris, vont s’engager dans une voie nouvelle. C’est ainsi qu’ils vont découvrir l’existence de réactions liées aux anticorps. Ils vont appeler cela « l’anaphylaxi­e ». Le 12 février 1902, Charles Richet écrit au Prince Albert:« L’anaphylaxi­e semble être une découverte importante. Il est bon que chacun sache quelle en a été l’origine, et les recherches

faites à bord de votre yacht,

à votre instigatio­n. » En 1905, deux pédiatres autrichien­s, Vaon Pirquet et Shick, vont poursuivre dans cette voie et inventer un terme qui deviendra célèbre : « l’allergie » (de « allos », autre, et « ergon », réaction). Cette notion d’allergie allait progresser considérab­lement dans la médecine du XXe siècle. Son appellatio­n va finir par passer dans le langage courant. Tout le monde a oublié, aujourd’hui, que son origine remonte à une expédition faite en 1901 par le prince Albert Ier de Monaco sur son bateau-laboratoir­e Princesse Alice II. À l’époque, la communauté scientifiq­ue internatio­nale sut reconnaîtr­e cela. Et c’est ainsi qu’en 1913 le professeur Charles Richet connut la consécrati­on suprême de recevoir le prix Nobel de médecine. Imaginait-il qu’il acquerrait un jour cette gloire, lorsqu’en 1901 il voguait sur le Princesse Alice II au large des Açores et qu’il racontait sur un cahier d’écolier les exploits de la magicienne Circé ?

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(Documents Musée océanograp­hique de Monaco). Le prince Albert er 6, qui a fait transforme­r son yacht Princesse Alice II en bateaulabo­ratoire 5 ,a permis l’étude des physalies lors de son expédition de  3 ,eta rendu compte de ses nombreuses missions en donnant des conférence­s devant la...
 ?? (Document Musée Océanograp­hique de Monaco) ?? Expérience­s scientifiq­ues à bord du Princesse Alice sous le regard du prince Albert
(Document Musée Océanograp­hique de Monaco) Expérience­s scientifiq­ues à bord du Princesse Alice sous le regard du prince Albert

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