Trente-six heures dans la peau d’un malade
Moi, journaliste, j’ai participé à une expérience inédite consistant à vivre le quotidien d’un patient atteint de MICI, maladie inflammatoire chronique de l’intestin. Récit
Anne-Marie a une MICI. Une MICI? Quèsaco? La marque d’une voiture citadine? Une montre électronique ? Et bien non, une MICI pour les habitués, c’est une plaie, un véritable calvaire : une maladie inflammatoire chronique de l’intestin. Sous le vocable MICI on retrouve la maladie de Crohn et la rectocolite hémorragique – RCH pour les intimes. La première est relativement connue du grand public. Elle touche l’ensemble du tube digestif, de la bouche à l’anus. La seconde concerne la section colon rectum. Pour autant, elle n’en est pas plus facile à vivre. Et c’est justement pour bien comprendre ce que ressentent ces malades de MICI qu’une vingtaine de soignants du CHU de Nice – ainsi qu’Anne-Marie qui est atteinte de Crohn, et moi, journaliste à NiceMatin – nous sommes glissés dans leur peau pour 36 heures. Nom de code de l’opération : In their shoes. L’expérience a été orchestrée par le laboratoire suisse Takeda. «À l’origine, nous avons voulu mener ce test pour comprendre ce que vivent les patients, l’un de nos collaborateurs étant lui-même atteint de Crohn », explique Jannice Roeser. Finalement, cette expérience uniquement destinée à l’interne a été “externalisée”. L’an dernier, c’est le service de gastro-entérologie du CHU de Toulouse qui s’est lancé. »
Mardi matin, démarrage du défi
Cette fois, c’est Nice et le CHU de Nancy qui ont choisi de relever le défi. Avant le début de l’expérience, nous avons tous reçu notre kit In their shoes, un sac contenant une douzaine d’enveloppes cachetées et numérotées. En parallèle, nous avons téléchargé une application. C’est notre smartphone qui nous donnera les consignes. Sur l’écran, nous paramétrons l’avatar qui nous représente. C’est important car il changera d’aspect pour mieux nous faire comprendre les sensations que nous devrions ressentir. In their shoes commence alors que je suis déjà au bureau. Le téléphone m’alerte : j’ai dix minutes pour me rendre aux toilettes. Pour être sûre que je ne triche pas, je dois prendre en photo la porte des W.-C. Jusquelà rien de bien compliqué. La veille, l’équipe de Takeda m’avait donné une liste (longue comme le bras) des aliments interdits. Car lors des poussées, la maladie rend les repas très compliqués. Les patients doivent adopter une alimentation sans résidus afin d’éviter de solliciter intestins et colon. L’ensemble des participants est donc prié de s’y tenir. Et pour corser les choses, l’équipe organisatrice a fait comme si nous étions très malades. En gros, interdiction du gluten, des produits laitiers, de la viande et des poissons gras, des fruits et légumes crus. Il est 10h30. Rien qu’à y penser, cela me donne faim mais j’ignore ce que je peux manger. Je cherche sur Internet « régime sans résidus», je trouve tout et son contraire. Me voilà bien avancée...
Un repas qui donne faim
12 h 15 : à force de penser à tout ce que je ne peux pas manger, je rêve de pain aux noix à la pâte à tartiner. Sauf que je me contente d’une ratatouille et d’une compote. J’ai encore faim. Dring: une alerte apparaît sur mon smartphone. «Ouvrez l’enveloppe 3 ». Miracle : une barre de céréales. Avec des abricots et des amandes. Je m’en délecte. Sauf que j’apprendrai le lendemain au débriefing que c’était un piège. Cela faisait partie des interdits et je suis tombée à pieds joints dedans. Début d’après-midi (sans café car c’est prohibé!), je suis plongée dans mon travail lorsque le téléphone sonne. Il est prévu que des acteurs appellent les participants pour nous faire vivre des situations auxquelles sont confrontés les patients MICI. Il s’agit du prétendu secrétaire de mon gastro-entérologue. Je joue le jeu et réponds à toutes ses questions très sérieusement sur mon état de santé. Jusqu’à ce qu’il me demande le plus naturellement du monde : « et comment sont vos selles aujourd’hui ? ». Euh... J’ai bien envie de lui répondre que c’est un jeu mais il a l’air tellement sérieux que je n’ose pas le contrarier. Alors que je ne sais pas quoi répondre, il me conseille d’un ton docte de taper « échelle de Bristol » sur Internet (allez-y, lecteurs, faites le également, vous comprendrez) pour décrire mes selles. Franchement, c’est un peu dérangeant d’évoquer des choses aussi personnelles avec un parfait inconnu par téléphone sur son lieu de travail.
Bug sur l’appli et dans mon régime
L’après-midi se poursuit, rythmée par les défis (pour l’instant tous remportés haut la main). Vers 16 heures, l’application ne répond plus. Coup de fil aux organisatrices. « Les participants sont tellement à fond qu’ils ont fait sauter le serveur .» Finalement, elles m’expliquent que les choses rentreront dans l’ordre dans une petite heure. Et là, j’avoue, j’ai triché ! Je me suis dit que si l’appli était en rade, elle ne saurait pas que j’avais fauté. J’ai donc non seulement bu un café au lait (zéro pointé !) mais en plus, je me suis délectée d’un Bounty (rappelez-vous que j’ai faim depuis le matin). «Les barres chocolatées ne sont peut-être pas interdites dans le cadre d’un régime sans résidu», tente ma collègue pour me rassurer. Si! Pire : la noix de coco, ce n’est que des fibres donc si j’étais réellement malade, je le paierais direct. Se priver est beaucoup plus dur que ce que je croyais. La journée se prolonge et avec elle les défis, de plus en plus contraignants.18 h : nouvelle surprise. L’enveloppe renferme cette fois... une ceinture. «Mettez-la et serrez suffisamment pour être mal à l’aise.» Précision de mon chien de garde numérique : « Vous devez la garder jusqu’à... 22 heures» (je l’ai fait non sans peine). 20 heures, je quitte le bureau. J’ai eu de la chance, j’ai réussi à faire le trajet de retour à mon domicile sans avoir de défi W.-C. à accomplir. Si j’avais vraiment dû aller aux toilettes, j’ignore où j’aurais pu m’arrêter.
Retour à domicile suite des galères
In their shoes, c’est intéressant mais ça commence à être casse-pieds me dis-je. Et pourtant, les galères ne font que commencer. J’arrive chez moi, je libère la baby-sitter. J’ai un quart d’heure pour profiter de mon fils avant l’heure du coucher. Dring : « Vous devez rester 10 minutes aux toilettes ». Oups. Comment faire comprendre à un enfant de 2 ans qu’on doit arrêter la lecture de Petit Ours Brun parce que maman doit aller aux W.-C. ? Finalement, c’était plus facile au boulot. Un nouveau repas fade et sans saveur. De guerre lasse, je rends les armes. « Qui dort dîne », dit-on ...