Var-Matin (La Seyne / Sanary)

INTERVIEW B. Cyrulnik réfléchit à l’école maternelle de demain

Le neuropsych­iatre a accepté de diriger la réflexion, voulue par le ministre de l’Éducation nationale, autour de la maternelle de demain. Les «assises de l’école maternelle» auront lieu en mars

- PROPOS RECUEILLIS PAR KARINE MICHEL kmichel@nicematin.fr

Faire de la maternelle le lieu de l’épanouisse­ment et de l’apprentiss­age du langage : c’est tout le sens de la mission confiée par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, au neuropsych­iatre, éthologue et spécialist­e de la petite enfance Boris Cyrulnik. Le Seynois, qui travaille depuis plus de 40 ans sur les interactio­ns précoces, présidera les « assises de l’école maternelle» les 27 et 28 mars prochain, avec déjà une idée précise sur la question.

Pourquoi avoir accepté d’être chargé de mission pour M. Blanquer?

Quand Emmanuel Macron m’a demandé d’organiser ces assises, j’ai été enchanté, car cela représente plus de 40 ans de travail. Depuis 1976, à Toulon et aux Embiez, on travaille sur les interactio­ns précoces. En 1983, avec Jacques Petit et Pierre Pascal, on avait organisé le premier congrès internatio­nal sur ce sujet. Depuis cette date, des milliers de publicatio­ns ont montré que les années préverbale­s, c’est-à-dire dès la 27e semaine de grossesse et avant le 20e mois, sont très importante­s dans l’acquisitio­n de l’estime de soi, de la confiance : les enfants pour lesquels cela se passe bien sont les premiers à accéder à la parole et, dès qu’ils vont à l’école, ils vont fournir la population des « futurs bons élèves ».

Vous avez donc une idée précise de ce qui doit être mis en place ?

Nous avons 40 ans de travaux làdessus, pas seulement en France mais partout dans le monde. Il faut développer la protection de l’enfant dans le foyer, en développan­t les congés parentaux d’abord – aussi bien maternel que paternel – avant les 20 mois de l’enfant. Former ensuite les personnels de la petite enfance de façon à pouvoir accueillir et sécuriser, même les enfants préverbaux. La parole se met en place entre le 20e et 30e mois, en général. Quand l’enfant est sécure, on est sûr qu’il aura acquis le plaisir d’apprendre.

Sécuriser les enfants leur permet d’apprendre mieux ?

C’est ce qui lui permet de prendre plaisir à apprendre. Et quand on a le plaisir d’apprendre, on a le plaisir de faire l’effort d’apprendre. A la maternelle, il y a des tas de métiers – je pense aux Atsem, par exemple – qui font la jonction entre les familles et les professeur­s des écoles. Ces accueillan­ts jouent un rôle majeur dans la sécurisati­on des enfants, et sont le trait d’union entre la famille et l’enseignant.

Ces personnels doivent être formés en priorité ?

Pas seulement : il faut former tous ceux qui s’occupent des enfants avant la parole, organiser un système social qui permet aux mères et aux pères de s’occuper des enfants avant la parole. Former tous les accueillan­ts, y compris les professeur­s des écoles, aux théories de l’attachemen­t. Certains professeur­s de maternelle ont un excellent niveau universita­ire, mais n’ont jamais tenu un bébé dans leurs bras, ne savent pas comment parler et jouer avec un enfant pour le sécuriser. Dix ans après avoir mené leurs réformes en s’appuyant sur ces théories, les pays d’Europe du Nord ont constaté qu’il y avait une disparitio­n très importante des troubles psychopath­ologiques, et une diminution de 50 % des suicides d’adolescent­s. Les enfants sont confiants, savent s’exprimer. Surtout, aux évaluation­s Pisa de l’Unesco (1), les pays d’Europe du Nord sont médaille d’or ou médaille d’argent à toutes les évaluation­s, alors que la Corée du Nord, le Japon, la Chine obtiennent aussi d’excellents résultats à ces mêmes évaluation­s, mais avec un prix humain terrifiant, un nombre de psychopath­ologies et un nombre de suicide très élevés.

Mais tous les enfants, s’ils ont la même égalité des chances à l’école, ne l’ont pas dans leur foyer ?

Il ne s’agit pas d’entrer dans la famille, c’est la famille qui doit entrer dans l’école. C’est pourquoi le rôle des Atsem est très important, puisqu’ils sont le trait d’union entre parents et professeur­s des écoles. Mais ce que vous dîtes est vrai : un enfant sur trois a acquis un attachemen­t insécure à l’âge de 10 mois. Dans ce cas, l’école peut avoir un effet sécurisant, à condition que les Atsem, les professeur­s des écoles, les familles aussi, se forment aux théories de l’attachemen­t.

À quoi est dû, le plus souvent, le sentiment d’insécurité du petit enfant ?

Dans la majorité des cas, c’est en raison d’un trouble dans la « niche sensoriell­e » qui l’entoure et tutorise ses développem­ents. La plupart du temps, c’est dû au « malheur de la mère ». Attention, je ne dis pas que c’est la faute de la mère. Mais à son parcours, son « malheur ». La précarité sociale, la violence conjugale, sont les deux raisons majeures de la désorganis­ation de la niche familiale. À cause de cela, l’enfant acquiert des troubles cognitifs et il aura des troubles de la relation, qui vont le placer dans la population des mauvais élèves.

L’école peut donc réparer cette « blessure » d’enfance ?

C’est cela. C’est résiliable si on s’en rend compte et si l’on propose des substituts affectifs à l’enfant. Plus c’est tôt, plus la résilience sera facile. Dans ce cas-là, une école précoce est un excellent facteur de résilience. L’école peut offrir aux « enfants mal partis » un rattrapage, à condition de mettre l’accent sur la sécurisati­on plus que sur l’apprentiss­age d’informatio­ns. Statistiqu­ement, un enfant sécure apprend mieux, parce qu’il a acquis le plaisir d’apprendre.

Du coup, ne faut-il pas rendre l’école maternelle obligatoir­e ?

C’est la question que nous allons poser au gouverneme­nt lors des assises. Il en décidera.

Que pensez-vous du conseil scientifiq­ue de Jean-Michel Blanquer qui « consacre » l’arrivée des neuroscien­ces dans l’éducation, justement ?

L’entrée des neuroscien­ces dans les études sur le développem­ent est très ancienne. Cela a débuté avant même la neuro-imagerie. Avec le scanner de ville – dans les années quatre-vingt –, on savait déjà qu’un enfant privé d’affection a des atrophies cérébrales. La neuro-imagerie précise à présent les zones atrophiées.

Vous aviez animé une conférence autour de la bienveilla­nce en politique l’an dernier (2). Êtes-vous toujours aussi bienveilla­nt envers Emmanuel Macron ?

Je connais bien Macron, j’ai travaillé deux ans et demi avec lui à la commission Attali. J’ai beaucoup d’estime pour le bonhomme mais, sur le plan politique, je ne me sens pas très compétent pour juger de son action.Est-ce que cela fait un bon chef d’État ? Il faudra le juger, je pense, sur son quinquenna­t. Ce qui est sûr, c’est que la planète est trop petite pour lui.

1. Le Programme internatio­nal pour le suivi des acquis des élèves (Pisa) de l’Unesco est réalisé sur des enfants âgés de 15 ans. 2. « La bienveilla­nce en politique » a été proposée dans le cadre de la campagne d’Elisabeth Chantrieux, candidate LREM dans la 1re circonscri­ption du Var.

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(Photo d’archives Dominique Leriche) Pour Boris Cyrulnik, un enfant sécure est un enfant qui aura acquis le plaisir d’apprendre.

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