Var-Matin (La Seyne / Sanary)

«Le moment où j’ai compris que nous allions arriver à un accord»

Christian Blanc a joué un rôle important dans le processus ayant mené, il y a 30 ans, à la sortie de crise en Nouvelle-Calédonie et à la signature des accords de Matignon. Il livre ses souvenirs

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Il y a trente ans, Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur signaient les accords de Matignon, synonymes de paix en Nouvelle-Calédonie. Pilote de la mission du dialogue, le haut fonctionna­ire Christian Blanc était l’envoyé spécial du Premier ministre Michel Rocard pour rapprocher les deux camps. À cinq mois du référendum d’autodéterm­ination, il raconte les coulisses de ce chemin improbable.

Ancien chef de cabinet de Michel Rocard au PS et ancien secrétaire de la Nouvelle-Calédonie auprès d’Edgard Pisani, vous êtes devenu incontourn­able en  ?

Le premier type qu’a rencontré Rocard en prenant ses fonctions, c’est ma pomme ! J’étais alors préfet de Seine-et-Marne. Il m’a dit : « Toi qui connais la Calédonie, qu’est-ce qu’il faut faire?» J’ai répondu : « Je n’en sais rien… » Après un silence, j’ai dit qu’il fallait peut-être une mission de bonne volonté. Tout autre aurait répondu : « Ça n’a pas de sens ! » L’idée de confier les affaires de l’État à des religieux, c’était impensable ! Mais le génie de Rocard a été de permettre que cela se fasse, même si on a pondéré ça avec la présence de quelques fonctionna­ires. Tout cela s’est fait sur la base d’un mot : humain. Nous allions essayer de parler avec des hommes et voir s’il était possible de dépasser l’échec dans lequel nous nous trouvions. C’est la raison pour laquelle cette mission du dialogue a été constituée avec les représenta­nts de traditions humaines, humanistes, très présentes sur le territoire calédonien.

À ce moment, le sentiment qui dominait était l’échec de toutes les politiques passées ?

Oui. Les juristes, les négociateu­rs, les différents gouverneme­nts, l’État… Jusque-là, tout le monde avait échoué ! Cela explique en grande partie pourquoi les Kanaks ne croyaient plus en la parole de la France. Il suffisait d’une élection à Paris, à   kilomètres de là, pour complèteme­nt changer la donne et la parole de ceux qui avaient pris un engagement. Nous avions fait beaucoup de tentatives entre ceux qui souhaitaie­nt sincèremen­t, pour des raisons politiques, la décolonisa­tion, et ceux qui s’y opposaient. Les Caldoches étaient finalement ceux qui étaient à la fois les plus irréductib­les face aux Kanaks, mais également ceux qui les connaissai­ent le mieux. Ils avaient une forme de proximité. Je ne parle pas des Européens ou des fonctionna­ires qui résidaient à Nouméa pour des raisons multiples comme le climat ou le niveau des retraites. Je parle des Calédonien­s faroucheme­nt attachés à ce que la France reste la France et que les colonies de la France restent françaises.

Quel était le trait commun des membres de la commission du dialogue ?

Notre équipe, constituée d’hommes de bonne volonté, est partie, je dirais, les mains vides, sans savoir a priori ce qui allait se passer, si ce n’est qu’ils étaient tous ensemble animés d’une volonté d’écouter. Ils savaient écouter et entendre, y compris le silence, ce qui est essentiel en Nouvelle-Calédonie pour échanger avec les Mélanésien­s. Nous avons réalisé plus de   entretiens. Jusque-là, il n’y avait que les politiques qui s’exprimaien­t. Le contact a été direct avec les Caldoches dans leur brousse, les Kanaks dans leur tribu, ou les commerçant­s à Nouméa. Probableme­nt qu’après quelques méfiances, la population s’est dit que peut-être « ces gens étaient différents ».

Que retenez-vous de votre première rencontre avec Jean-Marie Tjibaou ?

Le premier jour avec Jean-Marie Tjibaou, à Hienghène, a été un peu difficile. À un moment donné, Tjibaou a dit : « Nous avons le soutien d’un certain nombre de pays comme l’Australie. » Je l’ai coupé tout de suite : « Tjibaou, l’Australie, vous savez ce qu’il s’y est passé. Vous voulez finir comme les aborigènes ? » Et comme cet homme avait un humour fabuleux, il a éclaté de rire et nous n’avons plus jamais parlé de l’Australie.

Quel est le moment clé de la mission selon vous ?

Sur le fond, après deux jours de suite à Hienghène qui, certes, s’étaient passés de manière agréable, ça n’avançait pas beaucoup. Le troisième et dernier jour prévu, la négociatio­n était même bloquée. J’ai dit à Jean-Marie Tjibaou : « Je ne comprends plus… Est-ce que vous accepterie­z de faire un rêve, le rêve de la Calédonie telle que vous l’imaginez ? » Avec humour, il m’a dit : « Oui, un peu comme Martin Luther King…?» J’ai répondu : « Si vous voulez, oui, c’est ça ». Il a pris son temps et m’a dit : « Je vais vous raconter. » Exceptionn­ellement, j’ai pris des notes et cela a été merveilleu­x. À un moment, j’ai compris que nous allions arriver à un accord. Ce qui était essentiel pour lui, c’était le respect de l’identité kanak et de cette civilisati­on vieille de plusieurs millénaire­s, qui n’avait pas été comprise du tout par les Européens. Il m’a dit : «Ona essayé maintes fois d’expliquer mais cela n’a jamais été compris, et c’est la raison pour laquelle nous luttons pour l’indépendan­ce, car elle seule nous permettra cette identité. » Je l’ai écouté avec de plus en plus d’attention, surtout quand il a dit : « En fait ce que nous voulons, c’est la souveraine­té. » J’ai alors commencé à poser des questions plus précises sur sa notion de la souveraine­té. Cela nous a, par exemple, permis ultérieure­ment de définir les trois provinces. L’idée étant, à terme, de respecter les identités mais aussi l’implantati­on de colonisati­ons qui s’était effectuée au fil du temps, et qui était respectabl­e aussi. Le lendemain de ce songe de Tjibaou, j’ai parlé à Jacques Lafleur de la seule condition émise par le leader kanak, à savoir la tenue d’un référendum du peuple français.

Nous ne savions pas ce qui allait se passer ”

Quel était le climat à Paris, au premier jour des rencontres ?

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