«La laïcité est associée à la domination coloniale»
Invité par la Fondation méditerranéenne d’études stratégiques, Pierre-Jean Luizard, spécialiste du Moyen-Orient, donne ce soir à Toulon une conférence sur le thème «colonisation, islam et laïcité»
L’islam est-il soluble dans la République ? Depuis des années, cette question revient sans cesse dans le débat public. Mais si l’islam semble avoir tant de mal à trouver sa place en France, il faut peut-être chercher du côté de notre histoire coloniale. Directeur de recherches au CNRS, spécialiste du Moyen-Orient, PierreJean Luizard revient sur cette
(1) période où les valeurs républicaines ont souvent été dévoyées loin de la métropole.
Pendant très longtemps, on a associé la colonisation à la droite, voire l’extrême droite. Vous venez tordre le cou à cette idée reçue ?
Je rappelle juste que la colonisation des pays arabes par la France n’a pas été le fait de la droite royaliste et cléricale, mais bien des élites républicaines, notamment sous la IIIe République. Une IIIe République que l’on peut qualifier de République coloniale dans le sens où cette colonisation ne s’est pas faite sans un arsenal de justifications qui puisaient dans les valeurs républicaines et laïques. En contexte colonial, les idéaux républicains et laïcs ont été systématiquement retournés. Autrement dit, ce qui était bon pour la métropole ne l’était pas au-delà de la Méditerranée.
C’était de la « realpolitik » avant l’heure ?
C’est plus grave que ça. Si on parle de realpolitik, cela sousentend que les élites de l’époque ont fait des exceptions en contexte colonial contraintes et forcées, qu’elles avaient conscience de la contradiction qu’elles mettaient en application en contexte colonial. Ce n’est pas le cas. J’en veux pour preuve l’exemple de Jules Ferry, une icône dans notre roman national français en tant que père de notre école laïque. Eh bien, ce même Jules Ferry a pourtant fait voter, à quelques jours de distance, l’école laïque gratuite et obligatoire pour les jeunes de moins de ans, la liberté d’expression et… le code de l’indigénat pour les musulmans d’Algérie. Un code discriminatoire à mi-chemin entre l’esclavage et la citoyenneté. Or, dans l’esprit de Jules Ferry, il n’y avait visiblement aucune contradiction dans la mesure où ça relevait de la mission civilisatrice de la France républicaine et laïque. Ces élites justifiaient l’exception coloniale par le trop grand attachement – « le fanatisme » selon une expression de Jules Ferry – des musulmans à leur religion, et notamment à leur statut personnel.
Vous pouvez préciser ?
Il est apparu que les Français républicains et laïcs acceptaient la citoyenneté française pour les musulmans à condition qu’ils abandonnent leur statut personnel. Or pour un musulman, l’abandon de ce statut personnel était équivalent à une apostasie et très peu ont accepté de le faire volontairement. C’était la même chose pour les juifs d’Algérie jusqu’au décret Crémieux qui, en , a collectivement nationalisé la communauté juive d’Algérie. Du coup, l’islam est devenu la religion du colonisé puisque les musulmans ont été les seuls Français d’Algérie à être exclus de la citoyenneté française. Et la défense du statut personnel musulman est devenue une ressource de mobilisation anticoloniale.
Les difficultés pour l’islam de trouver sa place dans la société française relèvent-elles des errements de la IIIe République?
Absolument. Il faut toujours se mettre à la place de l’autre pour comprendre les raisons de sa réaction. L’évolution de l’islam vers l’islamisme et le salafisme dans les pays arabes et les difficultés que nous rencontrons pour intégrer l’islam parmi le concert des autres confessions catholique, protestante et juive en France, trouvent justement leur source dans cette exception musulmane et dans le fait que la politique musulmane de la France a été perçue à l’aune de la colonisation. Quand, à partir de la fin des années , il y a eu pour la première fois une adéquation entre le discours de gauche et le discours anticolonial, il était déjà trop tard. Car les musulmans s’étaient sécularisés non pas à travers des idéaux laïcs, mais au contraire à travers une idéologisation de l’islam qui est devenue une idéologie de combat anticolonial. Et pour parler de la laïcité, principe qui nous est cher, elle est perçue depuis longtemps comme une justification de la domination coloniale et non comme un élément libérateur. Selon un slogan islamiste, la laïcité est même vue comme « l’arme des nouveaux croisés ». 1. La conférence « colonisation, islam et laïcité » a lieu aujourd’hui à Toulon, à partir de 18 h 30, à la Maison du Numérique et de l’Innovation, place Georges-Pompidou.