Entre passé et avenir Enquête « . » sur les traces d’Esther Poggio
Qui est donc Esther Poggio, la femme qui a donné son nom aux halles municipales ? Hormis une discrète plaque apposée sur l’édifice au cours des années , la mémoire de cette martyre de la Résistance reste méconnue. Willian Acker, un jeune habitant du centre ancien, a décidé d’en savoir un peu plus. Passionné d’histoire (il se présente comme « éplucheur d’archives »), il a enquêté durant plusieurs semaines pour retracer le parcours d’Esther Poggio. Il a livré le fruit de ses recherches sur le réseau social Twitter (@rafumab). Résultat : un récit séquencé en petits chapitres, captivant et très documenté que nous avons reproduit avec l’autorisation de son auteur. En quelques semaines, le « fil Twitter » publié par William Acker a d’ailleurs suscité la curiosité et les éloges de très nombreux internautes, à l’instar d’un autre récit publié un peu plus tôt et consacré à Miquette, une figure du Toulon de l’après-guerre. Et le Toulonnais d’adoption ne compte pas s’arrêter là. Il réfléchit déjà à d’autres thématiques, comme l’épidémie de peste qui a touché Toulon en . « Ce qui m’intéresse, c’est quand on peut rattacher un lieu à des événements historiques, par le prisme d’une personne dont on suit le destin. Cela permet d’avoir un biais narratif frais », résume ce juriste de formation, qui travaille aujourd’hui pour une association culturelle du centre ancien. « J’aime bien les petites histoires que l’on peut rattacher à un lieu. Chaque matin, je passe devant les halles de Toulon, désaffectées depuis 2002, théâtre d’un destin tragique dans les années 1940. » « Ces Halles ont été pendant plus de 70 ans l’un des coeurs marchands de la ville. Inaugurées en 1929, on y vendait des fruits, des légumes, des plats cuisinés… » « Les halles possèdent aussi un sous-sol, avec des caves sous les stands des commerçants. Ces caves sont reliées entre-elles, il existe même un réseau souterrain entre les caves des halles et celles des immeubles de la place Raspail. » « Dans les années 1940, y travaillait une famille, les Poggio. Charles Poggio et Ermida Cecchi, maraîchers du Pont-de-Suve, y vendaient leur production. Ces derniers avaient cinq enfants. L’aînée s’appelait Esther. » « Quelle histoire que celle d’Esther. J’ai commencé à m’y intéresser il y a quelques mois, intrigué par une vieille plaque commémorative installée sur la façade des halles. » « À la mémoire d’Esther Poggio, Lieutenant des FFI, Chevallier de la légion d’honneur, Morte pour la France, Fusillée le 15 août 1944 ». « D’Esther, il ne reste aujourd’hui qu’une seule photo publique, cette plaque et une autre située à Monaco. » « D’Esther, il reste un petit monument place des fusillés de l’Ariane, monument saccagé en 2014 : une petite plaque au pied de cyprès plantés en l’honneur des 23 fusillés de l’Ariane du 15 août 1944. » « Bref, d’Esther il ne reste pas grand-chose. » « Pourtant chaque jour je passe devant ces vieilles halles qui portent son nom depuis 1956. » « J’ai donc décidé de fouiller un peu, aux archives départementales du Var à Draguignan. » « Les archives départementales ont numérisé les actes d’état civil. Ceux-ci sont consultables jusqu’à l’année 1912 et par chance Esther est née en 1912. Il fallait ensuite qu’Esther soit née à Toulon. Je commence donc par le registre toulonnais. » « C’est dans un cahier très dégradé que j’ai dû chercher. La table des naissances est très endommagée avec de nombreuses pages manquantes ou arrachées. » « Avec plusieurs milliers de naissances cette année-là, mon seul espoir était que la fiche d’Esther n’ait pas été arrachée ou perdue. Fallait-il toujours qu’Esther soit née à Toulon... » « 512 pages, en espérant tomber sur mon petit trésor. Je ne connaissais pas sa date de naissance. Je tourne les pages... Et là : l’acte signé par ses parents ! Esther est née le 18 janvier et m’évite ainsi, 106 ans plus tard, de passer des heures à tourner les pages de ce registre. » « Une adresse : 22 rue des Riaux à Toulon. Mon quartier, le vieux Toulon, tout proche des halles. Une adresse devant laquelle je passe depuis des années sans n’y avoir jamais prêté attention. » « Le 22 rue des Riaux abrite aujourd’hui une association culturelle avec laquelle je collabore. Sans le savoir, j’ai passé de nombreux moments chez Esther. » « Puis vient le moment de s’intéresser à son parcours. Esther fille de maraîchers, travaillait en famille aux halles de Toulon. » « Après quelques différends avec la justice sur leur activité commerciale, les parents d’Esther se retrouvent expulsés de Toulon en avril 1942 et partent à Menton sous occupation italienne. Ils y ouvrent un restaurant. » « Quant à Esther, elle reste avec sa soeur Mireille à Toulon où elles continuent à travailler aux halles. Très rapidement elles sont soupçonnées de planquer des armes pour la FTP, mouvement de résistance créé par le parti communiste. » « Pas n’importe où, directement sous leur stand, dans la cave qui sert à entreposer la marchandise ! » « Elles doivent aussi quitter Toulon et rejoindre leurs parents. Les faits de résistance d’Esther sont nombreux, elle se fait appeler “la marquise”. Je ne peux m’empêcher de penser que ce nom fut inspiré par son allure. » « Esther travaille alors avec René Borghini secrétaire de la Présidence du Conseil national de la Principauté de Monaco et membre d’un réseau de renseignement. » « Esther est son agent de liaison, elle assure la transmission de courrier et fait souvent des aller-retours entre Menton et Monaco où René Borghini est basé. » « Le 3 juillet 1944 René est arrêté. Quatre jours plus tard, en venant relever le courrier dans les locaux du Conseil National Esther est arrêté par les Allemands. » « Le gouvernement monégasque de l’époque et particulièrement le ministre d’Etat Emile Roblot, qui reçu la Francisque (haute décoration vichyste) furent soupçonnés d’avoir dénoncé Esther et René aux autorités allemandes. » « Depuis le rôle de l’ancien ministre dans la persécution des juifs monégasques a été démontré. » « Le 15 juillet 1944, Esther et René ainsi que 21 autres résistants sont sauvagement exécutés, fusillés sur la place de l’Ariane à Nice. La scène est abominable, les prisonniers sont exécutés à mesure qu’ils descendent du camion qui les emmena à l’Ariane. » « L’année suivante, la guerre est finie, une foule se presse place de l’Ariane pour rendre hommage aux martyrs. » « Des cyprès, 23, sont plantés, depuis, quelques uns ont dû être abattus, mais certains existent encore. Ils sont devenus des géants qui abritent à leurs pieds, la petite plaque d’Esther. » « Voilà, je pensais avoir tout trouvé sur Esther, jusqu’à hier. Je me suis arrêté, une nouvelle fois, devant les vieilles halles en allant au travail. Il y avait un beau soleil, une lumière d’hiver qui venait souligner le charme désuet du vieux bâtiment. » « J’essayais de regarder à travers les grilles fermées, m’imaginant une nouvelle fois les halles pleines de vies, de marchands, de cris de camelots… Et puis j’ai croisé Roseline, habitante de la place Raspail. » «Ellemedit: “elles sont belles ces vieilles halles”, je lui réponds que oui et je lui dis qu’elles sont pleines d’histoires. Le visage de Roseline s’est ouvert, elle avait l’air d’avoir envie de causer, je lui demande si elle a connu les vieilles halles en activité. » « Roseline me répond qu’elle a toujours vécue ici, elle a 83 ans. Rapide soustraction : 1935 ou 1936. Elle me parle du monde qui y venait, de ses propres parents qui y faisaient déjà les courses. Elle me raconte un peu le quartier. » « Je lui demande si elle a connu ou entendu parler d’Esther. Roseline me dit qu’elle s’en souvient. Esther “elle me donnait une fraise en passant”. Roseline n’a connu son destin tragique « qu’un peu avant » que la ville de Toulon donne le nom d’Esther Poggio aux halles en 1956. « Impossible de vérifier la véracité de ses propos, d’autant que Roseline m’a confié qu’elle ne se souvient “plus de tout très bien”. Pourtant j’aime bien cette anecdote. Qu’elle soit vraie ou qu’elle résulte des altérations du temps. » « J’aime à imaginer Esther offrant une fraise à la volée aux petites filles du quartier. Peut-être même le faisait-elle avec une discrétion malicieuse. Une fraise, du courrier, finalement qu’est-ce que ça coûte ? » « J’aime l’imaginer de cette manière car ça donne corps à la femme derrière la résistante, la combattante, la martyre. Je l’imagine comme une belle personne et c’est bien comme ça. » « Et finalement que sait-on d’elle ? Quel genre de personne était-elle ? Il y a un monde d’imaginaire quelque part entre les vieilles halles de Toulon, leurs caves, les petites ruelles et une fraise tendue à une fillette. Esther était une héroïne, pour le reste à nous d’imaginer. »